PDF - La beauté du diableUn petit OS qui m'est venu comme ça (aurais-je été contaminée par le femslash? :mangaclind' )
J'espère qu'il vous plaira.
LA BEAUTE DU DIABLE
La beauté du diable, elle avait la beauté du diable.
Déborah la regardait de loin : son visage de Madone, ses yeux d’un bleu presque violet, ses cheveux bruns coiffés à la garçonne, sa peau à la carnation pâle légèrement rehaussée par un blush savamment appliqué, ses lèvres pleines et luisantes ouvertes dans une moue adorable, son corps parfait, ni trop maigre ni trop enveloppé, avec des seins hauts et fermes, des hanches fines, de longues jambes qu’on devinait musclées sous la robe de soirée…
La beauté du diable…
Parce qu’en voyant cette belle plante, chacun n’avait qu’une envie, s’en approcher, se pencher vers elle pour humer délicatement sa fragrance, effleurer du bout des doigts ce corps parfait et puis, enivré à son odeur, l’enlacer, tenter de l’arracher de cette terre où elle resplendissait pour l’emmener chez soi et l’y garder, comme son bien le plus précieux, à l’écart des autres, de leur avidité, de leur désir… Etre seul pour admirer cette œuvre d’art.
La beauté du diable…
Mais ce n’était pas quelqu’un qu’on pouvait prendre ainsi, capturer et garder. Elle était faite pour s’exposer au monde et en recevoir les hommages. Elle était faite pour faire tourner les têtes et recueillir les cœurs à ses pieds comme autant d’oboles à son existence. Elle était faite pour prendre et non pour donner.
La beauté du diable…
Et ceux qui s’en approchaient trop étaient irrémédiablement brûlés. Déborah en avait fait l’amère expérience.
Parce que derrière cette beauté physique manifeste, se cachait une âme noire qui prenait plaisir à tourmenter. Depuis qu’elle était venue au monde, elle avait été le centre de l’univers, d’abord pour ses parents et ses deux frères aînés, puis pour ses camarades d’école, de collège, de lycée. Elle avait toujours obtenu celui ou celle qu’elle voulait, quand elle le voulait, comme elle le voulait. Celui ou celle. Parce qu’elle passait allègrement des bras puissants et musclés des sportifs qui avaient ses faveurs au corps souple et déliées des jeunes femmes qu’elle lutinait avec tout autant de bonheur.
La beauté du diable…
Déborah l’avait su pourtant, elle qui la connaissait depuis l’enfance, elle qui avait toujours subi ses caprices, ses colères, ses injustices et qui était toujours revenue, totalement dévouée, totalement envoûtée par cette créature mi-sorcière, mi-démon, parfois petite fille, parfois bonne fée qui savait vous faire passer du rire aux larmes en un claquement de doigts.
Qui aurait pu mieux qu’elle savoir que ces lèvres magnifiques pouvaient laisser échapper des mots qui étaient plus douloureux que les coups ? Que ces yeux sublimes pouvaient devenir durs et vous foudroyer d’un regard méprisant ou moqueur ? Que ce visage angélique pouvait se déformer dans la colère jusqu’à devenir presque laid ?
La beauté du diable… La laideur du démon…
Et pourtant elle l’aimait ! Dieu comme elle l’aimait ce papillon qui rayonnait à cet instant, heureuse de la cour empressée autour d’elle, se gorgeant de leur admiration béate comme une plante se gorge de soleil et d’eau. Déborah savait que sans tous ces gens, sans leur ardeur à répondre à son bon plaisir, sans leurs gestes presque gauches tant ils étaient avides de lui faire plaisir, sans leurs mots parfois niais dont elle riait ensuite, elle s’étiolerait, s’éteindrait, comme le fait une plante privée de lumière.
Elle avait besoin de ces âmes contre la sienne pour se sentir vivante, pour ne plus avoir froid, pour ne plus avoir peur.
Parce que Déborah était la seule aussi à savoir combien de souffrance se cachait derrière cette armure, derrière ce besoin de plaire, de séduire, d’envoûter.
Elle seule connaissait les nuits de doutes, les jours de désespoirs et de chagrin, les heures sombres à se poser des questions sur le sens de cette existence vide qu’elle n’essayait de remplir que de faux-semblants.
Elle avait toujours été là, toujours, du plus loin qu’elle s’en souvienne…
Et ce soir, soudain, en la voyant ainsi papillonner de groupe en groupe, plus magnifique que jamais, elle qui, cinq heures auparavant, gisait blême et défaite au fond de son lit, terrassée par l’une de ces crises d’angoisse qui surgissait sans réfléchir, elle eut l’impression que quelque chose se brisait au fond d’elle-même.
La beauté du diable…
Un moment elle avait cru qu’elle pourrait lui suffire, que ce qu’il y avait entre elles était plus fort que tout le reste et qu’elle n’était pas qu’un nom de plus sur la longue liste de ses amants et maîtresses. Elle avait su pourtant, le soir où elle s’était abandonnée, qu’elle prenait le risque d’être à son tour pillée, dépouillée puis jetée comme une enveloppe vide lorsque son amante se serait suffisamment gorgée de sa force et de son amour. Mais elle était trop éprise pour ne pas choisir de courir le risque. Il y avait trop longtemps qu’elle rêvait de passer du statut d’amie à celui de compagne et elle s’était donnée corps et âme…
Son corps avait survécu, son âme était morte.
Mais elle était restée. Elle était restée parce qu’elle ne pouvait pas imaginer ne plus la voir, ne plus l’entendre, ne plus la soutenir quand elle s’effondrait, ne plus la relever quand elle était à terre. Parce que si elle ne le faisait pas, qui le ferait ? Alors elle avait enfermé son cœur dans une prison de béton et s’était forgée une armure en granit, la regardant accumuler les conquêtes et les cœurs brisés.
La beauté du diable…
Elle rayonnait ce soir parmi les lumières dont elle était la plus belle. C’était Noël et la réception était grandiose. Elle était dans son élément : au centre de la pièce, au centre de l’attention, au centre du monde.
Et Déborah était là-bas, à la limite du halo de lumière, presque dans dans l’ombre, comme si la décision qui avait lentement mûri en elle et lui apparaissait comme une évidence ce soir-là, la mettait déjà en marge de sa vie.
Oh ! Elle ne ferait pas de scandale, non ! Ce n’était pas son genre. Elle avait toujours été la timide violette poussant à l’ombre de la rose majestueuse… Elle n’avait jamais rien exigé, jamais rien imposé… Elle n’allait pas commencer ce soir. Alors elle allait attendre, elle allait patienter dans l’ombre comme toujours, attendre que cette soirée interminable prenne fin, attendre que s’éteignent une à une les lumières et que les invités s’éclipsent chacun leur tour, attendre et simplement espérer que ce soir elle ne choisirait pas un ou une partenaire parmi la nuée de prétendants qui s’agitaient autour d’elle.
Avait-elle lu dans son regard ? Avait-elle su voir au-delà des mots, au-delà des sourire, au-delà de cette attitude de circonstance qui lui imposait d’être charmante, de s’amuser, de s’esclaffer ? Parfois elle pouvait être redoutablement psychologue…
En tout cas, malgré le nombre de candidats, hommes ou femmes, qui n’auraient pas demandé mieux que de prolonger la soirée dans ses bras, elle était remontée seule dans sa chambre et commençait à ôter le long fourreau bleu nuit qui lui seyait si bien.
- Je pars…
Elle suspendit son geste, se tourna vers Déborah, stupéfaite :
- Tu pars ? A cette heure-ci ? Mais…
- Non… Tu ne me comprends pas… Je pars… Je m’en vais… Je quitte cette maison…
Depuis le temps qu’elles se connaissaient, il lui semblait avoir vu tous ses visages, des plus beaux aux plus vilains… Mais celui-ci elle ne le connaissait pas : ce mélange de stupeur et de douleur, cette incompréhension dans les yeux, ce tremblement sur les lèvres, cette pâleur soudaine qui envahissait le visage… Non… Jamais elle ne lui avait vu cette expression désemparée, presque hagarde tandis que la signification de ses paroles parvenait jusqu’à elle et la glaçait jusqu’aux os.
La beauté du diable…
Un instant, un instant seulement elle sentit remonter en elle une joie mauvaise à l’idée de l’avoir blessée, d’avoir atteint le diable en plein cœur, ce cœur qu’elle lui ignorait…
- Mais… Pourquoi…
- Pourquoi ?
Déborah ne se souvint jamais vraiment de ce qu’elle avait dit : tout ce ressentiment, toute cette frustration, toute cette douleur… Tout cela explosa dans des mots durs, cruels, injustes parfois sans doute, mais qu’elle avait trop longtemps retenus. Et au fur et à mesure qu’elle parlait elle voyait se défaire la perfection en face d’elle. Les joues étaient creusées par l’angoisse et sillonnées des larmes qui rougissaient les yeux désormais gonflées, le mascara, artistiquement appliqué, coulait en de larges traces, transformant son visage en masque de carnaval grotesque et tragique, ses cheveux étaient collés par la sueur et tout son corps se voûtait, comme si elle n’arrivait plus à se tenir droite, comme si un poids énorme s’était abattu sur ses épaules…
De la beauté du diable il ne restait plus rien…
Déborah la regarda quelques minutes puis tourna les talons, sentant son cœur se briser dans sa poitrine, sentant son armure se fissurer dangereusement. Elle savait que si elle restait là, à la regarder dans cet état, elle allait craquer, la prendre dans ses bras et qu’elle serait perdue. Elle avait pris une décision, elle se devait de la respecter.
Elle n’était plus une enfant, il y avait longtemps pourtant qu’on lui avait appris que le Père Noël n’existait pas. Et pourtant, vouloir croire en cet amour ça avait été comme de garder vivante la légende de son enfance… Et ce soir c’était sa revanche sur lui… Non, il n’existait pas, il n’avait jamais existé, il n’était qu’une invention stupide des adultes…
Ce soir elle cessait définitivement de croire en lui.
- Non ! Reste !
Le cri la figea alors qu’elle sortait. Une voix dans sa tête lui ordonnait de courir, de ne pas écouter, de ne pas se retourner. Mais à cet instant, le mur autour de son cœur, déjà lézardé, s’effondra. Il y avait tant de souffrance dans ces deux mots, tant de désespoir qu’elle ne pouvait tout simplement pas faire comme si elle n’avait rien entendu.
- Reste !
La voix était plus proche d’elle, tremblante, suppliante, humble… Suppliante et humble ? Voilà que la barbe du gros bonhomme réapparaissait, songea-t-elle en se retournant.
Elle était là, contre elle, frissonnante, dévastée et elle ne put que lui ouvrir les bras, incapable de résister à cet élan qui la jetait vers elle.
- Je t’en prie… Ne me quitte pas… Je vais changer… J’ai besoin de toi… Je t’aime !!!
Alors il existait donc ce mythe de l’enfance ? Ces mots elles les avait attendu toute sa vie et c’était ce soir parmi tous les soirs qu’elle les recevait enfin ! Un instant elle se demanda si elle n’aurait pas dû parler plus tôt, dire enfin ses griefs… Puis elle comprit que non : le cheminement avait été long et nécessaire. Avant ce soir ça aurait été sans doute trop tôt et leurs chemins se seraient irrémédiablement séparés… Demain, ça aurait été trop tard et le résultat aurait été le même.
Non, Déborah savait qu’elle avait choisi l’instant consacré, l’instant où l’étoile était au-dessus d’elles et leur offrait une chance, LA chance. Elles n’en aurait pas d’autre… Désormais il allait falloir qu’elles apprennent à faire des concession, à se parler avant que les choses ne deviennent trop lourdes à porter.
Elle serra son amour dans ses bras, picorant le visage dévasté de baisers papillon tandis que ses mains finissaient d’ôter le long fourreau de soie.
- Chut… Ne pleure plus… Je t’aime aussi.
Déborah était consciente que ce ne serait sans doute pas tous les jours facile, il y aurait des retours en arrière, des moments où elle ne pourrait pas s’empêcher de douter parce qu’elle savait que son amour continuerait son petit jeu de séduction, ce jeu sans lequel elle ne serait pas elle-même. Mais elle venait de faire un choix.
La beauté du diable…
Alors elle lui vendait son âme, et sans aucun regret !
FIN