Une petite bluette pour l'anniversaire de Lilouche-Turner, l'an passé.
La groupie du pianiste
Elle attendait dans le noir. Là-bas, dans la lumière, elle regardait l’amour de sa vie qui s’offrait à toutes ces femmes. Elles tendaient vers lui leurs mains avides, elles lui jetaient des regards enamourés, elles criaient pour attirer son attention, s’aventurant jusqu’à la lisière des projecteurs, se pâmant d’un regard qui semblait leur être adressé, s’excitant d’un sourire qui ne pouvait être que pour elle.
Mais elle, elle savait…
Elle passe ses nuits sans dormir
À gâcher son bel avenir
La groupie du pianiste
Dieu que cette fille a l'air triste
Amoureuse d'un égoïste
La groupie du pianiste
Il y avait combien de temps maintenant que leurs regards s’étaient croisés ? Il y avait combien de temps qu’elle faisait partie de la meute, elle aussi avide d’un geste, d’un regard, d’un mot qui aurait par n’être que pour elle ?
Il y avait si longtemps… Ca semblait à des années lumières, dans une autre vie.
Elle fout toute sa vie en l'air
Et toute sa vie c'est pas grand chose
Qu'est-ce qu'elle aurait bien pu faire
À part rêver seule dans son lit
Le soir entre ses draps roses
Et puis il y avait eu ce soir-là. Après tant de soirs, tant de nuits à rêver de lui, à imaginer ce que cela pourrait faire d’être enfin plus qu’un visage anonyme, plus qu’une silhouette parmi les autres, plus qu’une ombre qu’on devinait au-delà du halo de lumière.
Ce soir-là leurs mains s’étaient touchées, leurs regards s’étaient croisés, vraiment. Et il avait souri : pour elle, rien que pour elle, même si cette cruche d’Albane, qui l’accompagnait, avait été persuadée que c’était pour elle que les lèvres sensuelles s’étaient entrouvertes sur les dents d’une blancheur éclatante et que l’œil avait cligné.
Elle passe sa vie à l'attendre
Pour un mot pour un geste tendre
La groupie du pianiste
Devant l'hôtel dans les coulisses
Elle rêve de la vie d'artiste
La groupie du pianiste
Ce soir-là sa vie avait commencé. Sa vie dans l’ombre…
Ce soir-là, elle avait attendu, après le spectacle, au milieu de la meute en folie. Et quand il était sorti, entouré de ses gardes du corps, elle avait vu son regard la chercher dans la foule. Elle s’était approchée et l’un des gorilles avait voulu s’interposer. Mais il l’avait arrêté d’un geste et il avait simplement tendu la main vers elle.
Elle avait mis ses doigts sur la paume offerte et il avait refermé les siens dans une étreinte où elle s’était noyée.
Oui… Ce soir-là il lui avait pris la main et elle ne l’avait jamais lâchée depuis.
Elle le suivrait jusqu'en enfer
Et même l'enfer c'est pas grand chose
À côté d'être seule sur terre
Et elle y pense dans son lit
Le soir entre ses draps roses
Pourquoi elle ? Pourquoi, parmi ces milliers de femmes, de jeunes filles, d’adolescentes prêtes à tout pour obtenir ne serait-ce qu’une fraction de seconde d’attention de leur idole, était-ce elle qu’il avait choisie ?
Qu’avait-elle de si spécial ? De si exceptionnel ?
Un sourire, juste un sourire et il avait obtenu d’elle ce qu’elle n’avait jamais donné à personne. Ce soir-là elle était devenue femme entre ses bras, ce soir-là elle avait dit adieu à sa petite vie bien calme, bien rangée, bien tracée.
Elle l'aime, elle l'adore
Plus que tout elle l'aime
C'est beau comme elle l'aime
Elle l'aime, elle l'adore
C'est fou comme elle aime
C'est beau comme elle l'aime
Regrettait-elle ?
Regrettait-elle ces soirs où elle le voyait de si loin qu’il aurait pu être sur une autre planète ?
Regrettait-elle ces nuits où elle grelottait seule dans le lit froid d’un hôtel anonyme alors qu’il jouait les seigneurs d’une cour de paillettes et de faux-semblants ?
Regrettait-elle lorsqu’elle le voyait, à la une des journaux, s’afficher au bras d’une starlette magnifique voire, comme cela était arrivé, d’un beau mannequin au look androgyne ?
Regrettait-elle lorsqu’il rentrait abruti par l’alcool et la drogue, perdu dans les vapeurs d’un monde chimérique où il brûlait sa vie ?
Regrettait-elle lorsqu’elle sentait sur ses vêtements, sur sa peau, les effluves d’une autre qu’il avait aimée un peu plus tôt dans la soirée ?
Il a des droits sur son sourire
Elle a des droits sur ses désirs
La groupie du pianiste
Elle sait rester là sans rien dire
Pendant que lui joue ses délires
La groupie du pianiste
Regrettait-elle la vie calme à laquelle elle était promise : un métier pas trop stressant, un mari attentionné, des enfants ravissants, une maison dans une banlieue calme, un chien affectueux et des amis banals mais fidèles ?
Tous ces jours à l’attendre sans qu’il daigne même téléphoner. Toutes ces nuits solitaires à se demander avec qui il était. Toutes ces heures passer à le rassurer, le dorloter, l’encourager…
Et elle dans tout ça ?
Quand le concert est terminé
Elle met ses mains sur le clavier
En rêvant qu'il va l'emmener
Passer le reste de sa vie
Tout simplement à l'écouter
Elle était là, au seuil de son monde. Elle n’y entrait pas vraiment, n’en était pas exclue. Maintenant les gardes du corps lui souriaient d’un air complice lorsqu’ils la voyaient, l’ingénieur du son la saluait joyeusement, la maquilleuse lui offrait un café…
Elle était de son monde.
Mais lorsqu’elle était dans la salle, les yeux rivés sur lui, son cœur battant au rythme du sien, ses lèvres articulant les mots qu’il prononçait, personne ne se tournait vers elle, personne ne s’apercevait de son existence, une ombre parmi les ombres.
Elle n’était pas de son monde.
Elle sait comprendre sa musique
Elle sait oublier qu'elle existe
La groupie du pianiste
Mais Dieu que cette fille prend des risques
Amoureuse d'un égoïste
La groupie du pianiste
C’est drôle le destin, pensait-elle souvent. Il aurait juste suffi, ce soir-là, qu’elle lève les yeux une fraction de seconde plus tard, qu’il détourne les siens un instant plus tôt… Si elle n’avait pas porté le petit top dernier cri qu’Albane l’avait incitée à mettre, Albane qui ne lui adressait plus la parole depuis si longtemps… Si le projecteur dans l’éclat duquel elle s’était trouvée prise au piège durant quelque temps s’était tourné dans une autre direction… Si parmi les hystériques qui l’attendaient à la sortie il n’avait pas su la reconnaître…
Si… Si… Si…
Elle fout toute sa vie en l'air
Et toute sa vie c'est pas grand chose
Qu'est-ce qu'elle aurait bien pu faire
À part rêver seule dans son lit
Le soir entre ses draps roses
Le destin : ange ou démon ?
Elle se le demandait encore, oscillant entre enfer et paradis, entre ces moments où il était là, attentif, attentionné, aimant, et ceux où il partait, loin… si loin…
Il y avait leurs étreintes passionnées durant lesquelles le monde lui appartenait et ces horribles nuits interminables et glacées où elle savait que d’autres, hommes ou femmes, partageaient son intimité, posaient leurs mains sur sa peau, leurs lèvres sur sa bouche.
Ces moments où il lui assurait qu’elle était son soleil et ceux où il la reléguait dans l’ombre, oubliant jusqu’à son existence pour s’enivrer d’autres saveurs, d’autres fragrances, d’autres plaisirs…
Elle l'aime, elle l'adore
Plus que tout elle l'aime
C'est beau comme elle l'aime
Elle l'aime, elle l'adore
C'est fou comme elle aime
C'est beau comme elle l'aime
Le public se déchaînait… Une autre… Encore une autre…
Et il donnait, il donnait sans cesse.
Alors n’était-il pas normal qu’à son tour elle lui donne, sans rien attendre en contrepartie ?
Regrettait-elle ?
Pas ce soir en tout cas, alors qu’il s’endormait, lové contre elle, son bras l’enlaçant, à la fois abandonné et possessif. Ce soir il était enfin à elle, à elle seule…
Ce soir, elle ne regrettait rien.
FIN
Chanson de Michel Berger