Reclassement de la fiction offerte à Brigitte l'an passé.
Les personnages sont empruntés à une fiction longue qui est en cours d'écriture et que j'espère partager avec vous un jour.
Mariage à l’essai
Ils se regardaient, yeux dans les yeux, et rien de ce qui les entourait ne les atteignait, comme si tous leurs sens étaient focalisés sur ce simple regard. Ce regard… oui, ce regard, mais pas simple. Parce qu’il y avait dans leurs yeux tellement de choses, tellement de promesses et de peur, tellement d’incertitude et de confiance.
Ils avaient osé. Ils avaient défié leurs familles, leurs patrons, tous ceux qui les avaient mis en garde, qui s’étaient détournés, qui les avaient insultés parfois.
Ils avaient osé et ce grand saut dans le vide, cette immensité d’inconnue qui s’étalait devant eux étaient à la fois excitants et terrifiants.
On s´est mariés sans bruit un samedi matin
En se disant "On verra bien"
Un vieux copain de lycée nous a jeté
Des confettis puis on est rentrés
En s´promettant qu´un jour, si on en avait marre,
On s´quitterait gentiment sans histoires.
Etait-ce de l’insouciance ou une manière d’envoyer balader tous les tabous, tous les préjugés de leurs familles respectives ? Etait-ce juste enfin le moment de s’affirmer, celui de proclamer à la face du monde que l’amour est universel, qu’il n’est pas l’apanage d’un homme et d’une femme, qu’il peut être aussi beau entre deux hommes, entre deux femmes ?
De toute façon il était trop tard pour reculer. Tout ce chemin parcouru, ils ne pourraient désormais plus le faire à rebours. Les portes derrière eux s’étaient fermées, ils n’avaient plus qu’à avancer pour en ouvrir d’autre sur un avenir qu’ils espéraient moins étriqués, moins aveugle, moins sourd.
Laisse tomber les vieux rêves
Faisons tout pour qu´la fête continue
A quoi peut servir le reste?
A rien quand on ne s´aime plus
Laisse tous ces vieux mariages
Personne ne peut nous dire qu´on est fous
Mais simplement qu´à notre âge
On a déjà compris beaucoup.
Oui, ils avaient compris. Oh bien sûr, pas tout de suite ! Comment auraient-ils pu ? Tous deux porte-banderole d’un texte où on lisait « Un enfant = un homme + une femme », marchant de front avec ceux qui hurlaient « Non au mariage pour tous ! » Et ils hurlaient avec la meute. Ils hurlaient parce qu’ils n’avaient jamais appris à faire autrement.
A 17 ans, ils avaient épousé la cause de leurs parents sans se poser de questions. Puisqu’on leur disait que le mariage entre deux individus du même sexe était inique, ils n’avaient pas à en discuter plus avant. Jean-Eudes, pourtant, avait parfois des doutes. Il se demandait si tout cela était juste, si ce Dieu qu’il priait depuis qu’il avait appris à parler, était vraiment aussi aveugle à l’élan qui pousse deux êtres l’un vers l’autre. Si l’amour était Son œuvre, alors…
Toujours ses parents avaient su trouver les mots. De toute façon, il ne se serait pas confronté à eux, trop sûr qu’ils détenaient la vérité, trop soumis par 17 années d’obéissance aveugle à la trinité : le père, la mère, le prêtre…
Et pourtant, avec le recul, il revoyait les failles décelées, les questions étouffées, ce désir inconscient de faire taire les doutes pour suivre une voie tracée. La peur peut-être qu’un jour la porte se ferme derrière lui, comme elle s’était fermée sur Pierre-Mathieu, son frère aîné, parti quand Jean-Eudes n’avait pas encore dix ans. Ni son père ni sa mère n’avaient jamais explicité cette disparition et le petit garçon devenu adolescent n’avait pas osé se renseigner. Mais quelque part en lui restait cette interrogation, ce désir de retrouver ce grand-frère tant aimé qui lui avait tant manqué.
L´exemple des amis et des parents
N´a vraiment rien d´encourageant
Alors pendant tout le temps qu´on s´appartient
On va tout faire pour que ce soit bien
C´est pas les grands discours ni les cérémonies
Qui font qu´on va s´aimer toute une vie.
Aujourd’hui il osait, il se moquait de la porte fermée, des mots durs, du retour impossible. Il s’en moquait parce qu’il n’était pas seul. Florimond était à son côté. Florimond qui tenait l’autre côté de la banderole. Leurs regards s’étaient croisés, ils s’étaient souri, déjà loin de cette manifestation qu’ils ne comprenaient pas vraiment.
Pourquoi des gens se lèvent-ils pour interdire l’accès à un droit à d’autres personnes, alors que cela ne leur enlève rien ? Ils avaient suivi le mouvement, leurs familles respectives, sans vouloir s’interroger sur leur légitimité en ces lieux.
Ce premier regard avait signé la suite. Bien sûr cela ne s’était pas fait en un jour, ni même en un an. C’était si difficile à dix-sept ans de se lever contre tout ce qu’on vous avait inculqué, de savoir que se révéler allait vous obliger à tourner le dos à tout ce en quoi vous avez cru, à tous ceux que vous aimez et que d’un coup vous ne reconnaissez plus.
Laisse tomber les vieux rêves
Faisons tout pour qu´la fête continue
A quoi peut servir le reste?
A rien quand on ne s´aime plus
Laisse tous ces vieux mariages
Personne ne peut nous dire qu´on est fous
Mais simplement qu´à notre âge
On a déjà compris beaucoup.
Ils avaient tout essayé pour les « ramener dans le droit chemin ». Mais de leur faiblesse unie ils avaient tiré une force surhumaine, celle d’enfin dire non et de se prendre la main pour marcher vers l’avenir.
Ils laissaient derrière eux leurs familles, les parents, les frères et les sœurs, les cousins, les amis… Trop peu avaient osé braver l’interdit, certains trop jeunes, d’autres déjà trop formatés, le cœur trop étriqué, la pensée sclérosée, d’autres encore par peur d’être à leur tour ostracisés. Il leur était resté Lucas et Camille, Sylvaine et Victoire… C’était tout. Mais cela leur suffisait.
Et puis d’autres étaient entrés dans leur vie pour remplacer les absents, d’autres qui leur avaient ouvert de nouveaux horizons, avaient changé leurs regards sur les possibles. Et Pierre-Mathieu était revenu, le grand frère tant aimé s’était mué protecteur, encourageant son cadet, l’aidant à dépasser ses craintes, à surmonter tous les obstacles jetés devant lui, à ramener un Florimond qui hésitait au bord du gouffre…
Aujourd’hui ils étaient là pour un grand saut vers le futur en forme de pied de nez aux arriérés.
Laisse tomber les vieux rêves
Faisons tout pour qu´la fête continue
Viens, laisse aller l´orchestre,
La vie fera ce qu´elle a prévu.
Ils avaient un jour défilé avec une banderole s’opposant à ce que deux hommes s’unissent par ce qu’on appelait « les liens sacrés du mariage ». Aujourd’hui, ils avaient noué ce lien avec toute la ferveur de leur amour, la conscience des obstacles qui s’ouvriraient devant eux, le désir de démontrer à ceux qui avaient prédit leur chute qu’ils réussiraient.
Ils n’avaient pas vingt ans mais avaient perdu leur naïveté : ils ne croyaient pas que tout serait facile et que leur amour durerait toujours. Mais à cet instant précis ils s’aimaient comme ils n’avaient jamais aimé et ils ne voulaient pas voir plus loin.
FIN
Chanson d’Alain Chamfort