Une songfic écrite pour l'anniversaire 2010 de Laure
Le privilège
Les mots… comment trouver les mots…
D’habitude pourtant, ils naissaient sous ma plume et s’alignaient, sans que j’aie l’impression de devoir les appeler.
Depuis longtemps déjà j’avais cette capacité à leur donner vie, à les animer. J’écrivais des histoires, des poèmes, des nouvelles avec la même facilité que d’autres tapaient dans un ballon ou frappaient les touches d’un piano.
Mais les mots dont j’avais besoin à cet instant, ils me fuyaient.
D'abord je vais lui dire maman
Je n'veux plus dormir en pension
Et puis je glisserai lentement
Sur les ravages de la passion
Du plus loin que je me souvienne, j’étais l’enfant chéri, l’enfant parfait…
J’étais le fils idéal dont se vantait Père auprès de ses associés et que Mère dépeignait à ses amies lors de leurs parties de bridge, compatissant à leurs ennuis avec leur propre progéniture.
J’étais tout ce que n’était pas mon aîné, Sylvio : obéissant, travailleur, patient, dévoué, serviable…
Je crois bien que les compliments et les superlatifs ont commencé à pleuvoir sur moi dès ma naissance : le plus beau, le plus souriant, le plus sage…
Et maintenant, pour eux, je serai quoi ?
Est-ce une maladie ordinaire
Un garçon qui aime un garçon
Il y avait longtemps maintenant que je savais, et que je me taisais…
Longtemps que je cachais ces rêves inavouables, ces désirs secrets, ces frissons délicieux…
J’imaginais bien leur réaction : le visage horrifié de mon père, les larmes de ma mère et le sourire narquois de Sylvio… Et puis ensuite il y aurait les malédictions, les appels aux saints et aux démons, les reproches, les menaces…
Bien sûr, Père chercherait un bon établissement de soins : pour lui, ce ne pouvait être qu’une maladie et, en y mettant le prix, on arriverait à me soigner… l’argent pouvait tout dans son monde.
Mère, elle, irait brûler un cierge pour mon âme et échafauderait des plans pour me permettre d’échapper à l’enfer, aidée de son confesseur, celui qu’elle suivait aveuglément depuis son mariage.
Sylvio… Qui sait comment il réagirait, lui qui avait si souvent souffert de la préférence manifeste de mes parents envers moi ? Trop souvent nous nous comportions en étrangers…
Pourtant, parfois, je me demandais s’il ne savait pas déjà.
J'essaierai de choisir mes mots
Mais comment peindre un sentiment
Ce que je sais n'est pas nouveau
Je me connais depuis longtemps
En aucun cas préoccupé
Par les yeux ou les seins des filles
Dans mes nuits j'étais la poupée
Qu'on habille et qu'on déshabille
Dix-sept ans de ma vie s’étaient écoulés durant lesquels j’avais toujours été ce qu’on attendait de moi : le plus sage à la crèche, le plus attentif à l’école, le plus encensé au collège…
Mais quand avais-je été moi ? Quand m’étais-je permis d’exprimer mes envies, mes passions, mes émotions ?
C’était cela que j’enviais à Sylvio : lui, il disait toujours ce qu’il pensait et il vivait selon ses convictions. C’est ce qui lui valait l’ostracisme de notre monde.
Désormais j’allais devoir vivre aussi à l’écart.
Est-ce une maladie ordinaire
Un garçon qui aime un garçon
Il y avait maintenant quatre mois que j’étais interne dans ce collège catholique réputé.
Quatre mois que je me préparais à suivre la voie tracée par Père qui avait reporté sur moi tous ses espoirs, tant déçus par mon aîné.
Jusqu’à ce jour, je n’avais pas compris ce dernier et j’avais tout fait pour mériter la confiance qu’on m’accordait.
Soudain, je me disais que, sans doute, Sylvio avait compris ce qu’était la vie et que personne n’avait le droit de vous dicter vos actes et votre avenir. Il vivait désormais loin de notre monde artificiel, avec une jeune femme banale qui ne passait pas son temps à se demander quoi mettre ou quoi dire pour plaire à ses amies, bien trop occupée par son emploi de vendeuse dans le magasin de maroquinerie haut de gamme où elle avait rencontré mon frère.
Je me remémorais la colère de Père lorsque son fils aîné lui avait dit vouloir vivre la vie d’un simple employé de banque aux côtés de cette femme qu’il aimait, plutôt que d’épouser la carrière que mon père lui destinait en même temps que la fille qui siérait au rang qui devait être le sien.
Il y avait eu des cris, des portes qui claquent, des imprécations… Et Sylvio était parti sans se retourner.
Etait-ce mon tour désormais ?
Derrière les murs de ce collège
Ceux qui font tourner les manèges
Se sont-ils posé la question
Y a-t-il un Dieu qui nous protège
Une préférence un privilège
Qu'est-ce qu'ils vont dire à la maison
Un garçon qui aime un garçon
Et si c’était mon tour, aurais-je, moi, le courage de quitter le nid, le cocon douillet où j’avais été élevé ? Serais-je capable de couper les ponts, de retrousser mes manches et de me trouver un emploi si Père, comme s’était probable, après m’avoir enjoint de renoncer à cette hérésie, me jetait dehors sans un sou ?
Mère oserait-elle se dresser contre lui pour me protéger, moi, son plus petit, son chouchou, son ange ?
L’ange avait perdu ses ailes : l’aimerait-elle encore après cela ?
Est-ce une maladie ordinaire
Un garçon qui aime un garçon
Quatre mois…
Quatre mois pour tout remettre en question…
Quatre mois pour apprendre à vivre…
Quatre mois pour naître enfin…
Maintenant, ma vie tenait en six lettres : Camille.
Il était l’un des plus jeunes surveillant de l’internat : vingt quatre ans environ, étudiant en droit, des yeux verts émeraude, des cheveux bruns, un corps de rêve…
Tous ces rêves que je faisais depuis près de sept ans, ces songes qui me faisaient rougir et que je n’osais raconter à personne tant ils me paraissaient monstrueux, ils avaient désormais eu leur héros : il les hantait, nuit après nuit, et chaque matin mes draps portaient la marque de ces ébats oniriques.
Jusqu’au jour où les songes étaient devenus réalité et où il avait éveillé mon corps, m’avait appris la volupté, la jouissance, m’avait persuadé qu’il n’y avait rien de mal chez moi…
D’aucuns diraient qu’il m’avait perverti, souillé, avili…
Je savais qu’il m’avait donné une vraie raison de vivre et qu’il n’avait fait que me révéler ce que je me cachais depuis trop longtemps.
Je savais surtout que, désormais, j’étais prêt à tout pour vivre mon amour au grand jour.
Depuis deux jours je n'en dors pas
Est-ce qu'ils m'accepteront encore
Apprendre que leur enfant se croit
Etre un étranger dans son corps
C'n'est pas comme avouer un mensonge
D'ailleurs je n'ai pas honte de moi
C'est crever l'abcès qui me ronge
Et finir en paix avec moi
Maintenant que je savais ce que j’étais, il n’était pas question que je suive le chemin tracé par Père…
Ou plutôt, j’étais prêt à le suivre ce chemin, parce qu’il me convenait, mais à le suivre en restant moi.
A le suivre avec Camille à mes côtés, et, ce serait non négociable.
Depuis maintenant un peu plus de deux mois que nous vivions cette passion cachée, notre amour n’avait fait que grandir, que s’épanouir et je me sentais prêt à défier dieux et démons pour pouvoir le vivre au grand jour. Je ne pouvais plus désormais me contenter de ces rencontres à la sauvette, de ces étreintes furtives, avec la peur au ventre, la peur pour lui surtout, moi je ne craignais pas grand-chose.
Si notre relation était découverte tout le blâme retomberait sur lui : l’aîné, le majeur, qui m’aurait entraîné sur les voies du mal, aurait abusé de moi, sans doute certains iraient même jusqu’à prétendre qu’il m’avait violé…
Je souris en me souvenant de notre première fois : certes je crevais de frousse, mais s’il y en avait un de nous deux qui avait fait pression sur l’autre, c’était moi. Camille, lui, se refusait à me toucher : j’étais élève, il était surveillant, j’étais un gamin, il était censé veiller sur moi.
J’étais vierge… il ne l’était plus depuis longtemps.
Mais l’amour que je ressentais pour lui m’avait donné un aplomb, un courage que je ne me connaissais pas et il n’avait pas pu me résister bien longtemps.
Cependant nous savions tous les deux qu’il porterait seul le poids de l’opprobre : il perdrait son travail, toute possibilité d’en retrouver dans l’enseignement, pourrait même être arrêté si mes parents portaient plainte, et c’en serait alors fini de ses études, de ses rêves…
Je voulais qu’ils comprennent, qu’ils acceptent…
Est-ce une maladie ordinaire
Un garçon qui aime un garçon
Je rentrais chez moi, pour la première fois depuis deux mois. J’avais toujours trouvé des excuses pour rester à l’internat : trop de travail, un mauvais rhume, un exposé à préparer…
Mes parents me faisaient confiance et s’enorgueillissaient de mes résultats…
J’avais à cœur de leur prouver que mon amour ne m’avait pas détourné de mon ambition : je restais le fils qu’ils avaient élevé, celui qu’ils aimaient, dont ils étaient fiers…
Je n’étais pas différent, j’étais juste totalement moi désormais.
Il faudrait qu’ils l’acceptent.
Derrière les murs de ce collège
Ceux qui font tourner les manèges
Se sont-ils posé la question
Y a-t-il un Dieu qui nous protège
Une préférence un privilège
Qu'est-ce qu'ils vont dire à la maison
Un garçon qui aime un garçon
- Tu es sûr ?
Camille était là et me regardait : son visage était pâle et contracté. Il savait combien c’était difficile pour moi d’affronter mes parents, il savait que, peut-être, le soir même, il aurait perdu son emploi : un simple coup de téléphone de mon père au directeur et il serait jeté à la porte comme un chien.
Nous en avions discuté, nous avions décidé de courir le risque. Un ami à lui, qui venait d’aménager chez son compagnon, lui avait proposé son studio si jamais il se retrouvait à la rue…
Si jamais, nous nous retrouvions à la rue…
Ce dont j’étais sûr c’est que je ne laisserais personne lui faire du mal… Ni Père, ni Mère, ni le directeur, ni aucun être en ce monde. Je me battrais pour lui tant que je vivrais !
Pour le reste…
- Oui… je suis sûr. Je ne veux plus vivre dans le mensonge.
Ses lèvres sur les miennes, son corps contre le mien…
Ce n’était qu’un au-revoir…
Bientôt nous vivrions au grand jour, et tant pis pour le prix à payer.
Y a-t-il un Dieu qui nous protège
Une préférence un privilège
FIN
Chanson (sublime) de Michel Sardou