Une songfic écrite pour l'anniversaire de Lilouche-Turner
Il suffirait de presque rien
Il la regardait : elle était belle, si jeune, rayonnante, avec cette assurance que donnent les vingt ans pleinement assumés, sûre de son pouvoir de séduction, sexy sans être vulgaire.
Il y avait maintenant six mois qu’il l’avait remarquée, assise au cinquième rang du grand amphithéâtre, riant avec son voisin, un gamin de son âge visiblement sous le charme de sa superbe voisine.
Sur le moment il s’était simplement dit : « Encore une Miss qui vient faire de la figuration », un peu agacé de la trouver si belle et du petit pincement au cœur qu’il avait ressenti à sa vue.
Puis il s’était vite rendu compte qu’elle alliait la beauté à l’intelligence et très rapidement elle avait pris la tête de la classe, intervenant toujours à bon escient, avec une pertinence qui l’étonnait parfois tant elle dénotait de maturité.
Et petit à petit il était, à son tour, tombé sous le charme. Pourtant il avait lutté, pied à pied : il n’allait pas se la jouer vieux prof amoureux de sa superbe élève. Mais il avait dû rendre les armes. Alors tout ce qui lui restait, c’était de cacher ses sentiments pour ne pas tomber dans le ridicule. Il avait près de cinquante ans et jamais il ne s’était épris de l’une de ses élèves, alors même si son cœur battait dès qu’elle l’approchait, il se retenait de se laisser aller, il se refusait l’espoir…
Elle était l’été, il était l’automne…
Cliché !!!!
Il abhorrait les clichés.
Mais son cœur battait si fort lorsqu’elle était près de lui, comme actuellement, venue discuter avec lui de ce mémoire qu’elle préparait sur cet auteur qu’ils adoraient tous les deux.
Il suffirait de presque rien
Peut-être dix années de moins
Pour que je te dise "je t'aime"
Que je te prenne par la main
Pour t'emmener à Saint-Germain
T'offrir un autre café-crème
Quand elle le regardait avec ses yeux là, quand elle lui souriait de ce sourire là, quand ses longs cheveux auburn venaient effleurer son épaule lorsqu’elle se penchait vers lui pour souligner un mot sur le livre qu’ils étudiaient ensemble, quand la fragrance délicate de son parfum fleuri venait titiller sa narine, il avait l’impression que le paradis s’entrouvrait devant lui.
Le paradis ou l’enfer, songea-t-il. Parce que quel supplice que de sentir tout son corps se tendre vers elle sans oser, sans se permettre le moindre geste, le moindre mot qui lui permettrait de deviner.
Se raccrocher à sa dignité, ne pas laisser ce fol espoir le soulever…
Ce n’était pas parce qu’elle lui souriait, ses lèvres pulpeuses entrouvertes sur des dents impeccablement alignées, comme des perles blanches, son rire cristallin résonnant délicieusement à ses oreilles, qu’elle voyait en lui autre chose que ce vieux prof auquel elle faisait confiance mais dont elle ne devait pas rêver lorsque, dans ses songes, elle se bâtissait une relation amoureuse.
Mais pourquoi faire du cinéma,
Fillette, allons, regarde-moi
Et vois les rides qui nous séparent
À quoi bon jouer la comédie
Du vieil amant qui rajeunit
Toi-même ferais semblant d'y croire
Lorsqu’elle lui avait demandé d’être son conseiller sur son mémoire, il avait failli refuser, puis il avait cédé devant son devoir de professeur. C’était lui le spécialiste de cet auteur, comment aurait-il pu ne pas épauler une étudiante aussi prometteuse sur ce travail ? Quelle excuse avancer pour se désister?
Et puis, malgré tout ce qu’il pouvait se répéter, jour après jour, il ne pouvait pas s’empêcher de se dire que, peut-être… à se voir plus souvent, en privé… alors ce sentiment stupide s’arracherait de lui-même de son cœur. Il s’apercevrait qu’elle n’était pas ce qu’elle paraissait, il reprendrait ses esprits.
Et c’était l’inverse qui s’était produit : à la côtoyer de plus près, il avait vraiment pris conscience de la personne exceptionnelle qu’elle était, aussi belle à l’intérieur qu’à l’extérieur, bien plus mûre que la plupart des gamins de son âge. A discuter avec elle, il se surprenait parfois à oublier qu’il avait presque trente ans de plus qu’elle tant leurs entretiens ressemblaient à ceux qu’il pouvait avoir avec ses collègues.
Parfois il y avait entre eux un silence, leurs yeux se croisaient et il lui semblait qu’ils avaient une conversation inaudible mais tellement plus essentielle que ce dont ils débattaient. Il l’avait vue, à une ou deux occasions ouvrir la bouche, comme si elle voulait dire quelque chose, puis la refermer tandis qu’un voile de regret passait dans ses yeux verts.
Il savait ce qu’elle voulait dire, mais avait choisi de ne pas le comprendre ;
Vraiment, de quoi aurions-nous l'air
J'entends déjà les commentaires:
"Elle est jolie, comment peut-il encore lui plaire,
Elle au printemps, lui en hiver?"
Il lui sembla qu’elle s’était rapprochée, bien plus que ne le justifiait leur tâche actuelle. Son parfum l’enivrait, sa proximité faisait bouillir son sang dans ses veines.
Pourquoi fallait-il qu’elle soit si belle, si intelligente, si désirable ? Pourquoi n’était-elle pas l’une de ces étudiantes au physique ingrat qui restait dans son coin, petite souris effarouchée qui ne l’approchait qu’avec une crainte révérencieuse qui l’amusait toujours un peu ? Ou bien l’une de ces jolies créatures sans cervelle qui l’agaçaient au plus haut point et qu’il fuyait comme la peste, sachant combien elles pouvaient être dangereuses pour certains hommes ?
Non, il fallait qu’elle soit elle et qu’elle ait éveillé son cœur endormi depuis si longtemps qu’il le pensait à l’abri de ces emballements inutiles et dispendieux.
C’était tellement pathétique !
Il suffirait de presque rien
Pourtant personne, tu le sais bien,
Ne repasse par sa jeunesse
Ne sois pas stupide et comprends
Si j'avais comme toi vingt ans
Je te couvrirais de promesses
Sa main s’était attardée sur la sienne et son cœur battit plus vite dans sa poitrine. Fichu vieux cœur déglingué qui se permettait de jouer les énamourés stupide !
De nouveau leurs regards s’accrochèrent, se parlèrent tandis que ses doigts couraient sur son poignet, remontait le long de son bras, s’insinuant sous la manche.
Et ses lèvres qui s’approchaient des siennes, ce parfum de plus en plus fort, cette chaleur qui commençait à parcourir son corps…
Soudain il se sentait dix, non vingt ans de moins !
Leurs bouches s’approchèrent, se joignirent et il put enfin goûter à ces lèvres qui le tentaient depuis si longtemps. Elles avaient un goût de fruit, le goût de la vie qui revenait…
Mais au moment où elle cherchait à approfondir le baiser, il capta leur image dans le miroir qui tapissait le mur du fond et il sursauta.
Il mit fin au tendre échange et se recula brusquement, surprenant la douleur dans les prunelles émeraude lorsqu’il s’excusa de ce qui venait de se passer.
Allons... bon, voilà ton sourire
Qui tourne à l'eau et qui chavire
Je ne veux pas que tu sois triste
Imagine ta vie demain
Tout à côté d'un clown en train
De faire son dernier tour de piste
Pathétique ! Il était pathétique !
C’était lui l’enseignant, le garant de leur moralité.
Elle était son élève, c’était encore une gosse ! Mais à quoi avait-il pensé à la laisser ainsi s’approcher de lui.
Il avait envie de la prendre contre lui, de reprendre ses lèvres et de découvrir son corps, ce corps parfait qui l’envoûtait mais qu’il n’avait pas le droit d’espérer.
Vraiment, de quoi aurais-tu l'air
J'entends déjà les commentaires:
"Elle est jolie, comment peut-il encore lui plaire,
Elle au printemps, lui en hiver?"
Ce n’était pas bien. Il n’avait pas le droit, il ne pouvait pas…
Et ces mots qu’elle lui disait, qui parlaient de conventions imbéciles, de tabous à faire tomber, d’espoir à vivre, d’amour plus fort que les barrières de l’âge, des races, de sexe…
Ces mots, ils étaient justes mais ils étaient trompeurs. Il ne devait pas les écouter. Elle les maniait avec une maestria dont il pouvait être fier parce qu’il en était en partie responsable, depuis six mois qu’il l’aidait à clarifier ses pensées, à synthétiser ses arguments, à se débarrasser des parasites qui rendaient son discours moins clair.
Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle était vraiment très claire, lui expliquant ce qu’elle avait vécu, ce qu’elle voyait en lui, ce qui les rapprochait…
Non… Il y avait ce versant qu’elle occultait sciemment, tout ce qui les séparait, inéluctablement, tout ce qui faisait qu’il n’avait pas le droit et ne l’aurait jamais.
C'est un autre que moi demain
Qui t'emmènera à Saint-Germain
Prendre le premier café-crème
Il suffisait de presque rien
Peut-être dix années de moins
Pour que je te dise "je t'aime"
Pourtant… Pourtant elle eut ce sourire triste, ce petit sanglot étouffé.
Pourtant elle eut cette phrase qui se ficha en lui comme une flèche.
Finalement qu’importait la société, qu’importait les lendemains ?
Carpe Diem.
C’est ce qu’il se murmura en lui ouvrant les bras, se permettant de céder. Et tant pis si, un jour, plus tard, bientôt peut-être, il devait souffrir d’avoir aimé. Au moins il aurait essayé.
FIN
Chanson de Serge Reggiani