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- Il va falloir être étonnés ! Tu vas savoir faire ça toi ?
- Non mais pour qui tu me prends ! Bien sûr que je vais savoir le faire… Je n’ai pas besoin qu’une espèce de militaire à peine civilisé me dise comment je dois me comporter !
Steve sourit à la feinte indignation de son compagnon.
Son compagnon…
Si on lui avait dit, cinq ans auparavant, qu’il serait là, ce soir, en train de se disputer pour de rire avec cet homme, qu’il aimerait même un homme, il s’en serait sans doute étouffé de rire ou de rage. Bien sûr, il n’était pas nouveau pour lui d’être attiré par les mecs. Durant sa carrière militaire, il avait eu quelques liaisons rapides avec certains de ses collègues, mais fidèle au DADT, il n’avait jamais voulu que cela s’ébruite. De toute façon, il pensait que ça n’avait rien à voir avec de l’amour : juste l’élan charnel qui poussaient deux corps à s’unir dans un excès d’adrénaline et de testostérone, ni l’un ni l’autre ne manquant dans leur milieu.
Ses vraies liaisons, il les avait connues avec des femmes : il aimait leurs courbes, leur douceur, la manière dont elles ondulaient durant l’amour… Pour autant, le plaisir fulgurant ressenti avec les hommes était aussi une part de lui qu’il ne rejetait pas, même s’il ne l’affichait pas.
Pourtant, lorsqu’il s’était retrouvé dans le garage de son père, face à cet homme qui le visait de son arme tandis que lui-même braquait la sienne sur lui, il n’aurait pas imaginé qu’il serait celui auprès duquel il envisagerait de finir sa vie. Pour lui, il avait toujours semblé clair que s’il décidait un jour de se mettre en couple, ce serait avec une femme qui lui donnerait un ou plusieurs enfants, lui permettant de connaître à nouveau cette vie de famille dont il languissait depuis qu’à quinze ans, son père les avait expédiés, Mary et lui, sur le continent, après la mort de leur mère, ou plutôt après la disparition de celle-ci.
En regardant son époux, Steve McGarrett se disait qu’il avait eu de la chance, tellement de chance de le rencontrer. Auprès de lui, il avait trouvé la paix qu’il recherchait. Certes, c’était une paix entrecoupée d’orages parce que le moins que l’on puisse dire, c’était que son blondinet avait un fichu caractère ! Mais il savait que lorsqu’il s’emportait, c’était toujours pour son bien.
Cinq ans déjà ! Cinq ans qu’il avait croisé le regard bleu de ce flic et qu’il y avait laissé son cœur. Ou plutôt cinq ans qu’il l’avait recroisé. Il se souvenait encore de cette impression de déjà vu, lorsqu’ils s’étaient retrouvés face à face : ces yeux-là, cette silhouette-là, ils les avaient déjà croisés dans sa vie, il n’aurait su dire ni où ni quand, mais il en était sûr. Et lorsque leur relation était devenue intime après être passée par le stade de l’amitié, lorsqu’enfin ils avaient osé se livrer totalement l’un à l’autre, corps, âmes et esprits offerts, ils avaient remonté le temps ensemble et s’étaient souvenus de ces rencontres fugaces qui avaient jalonné leur existence.
- Et dans dix ans, où serons-nous ? avait alors questionné Danny.
- Dans dix ans nous serons là, tous les deux, toi dans mes bras, moi dans les tiens. Nous ferons l’amour dans ce lit, nous nous disputerons à qui gagnera le super bowl et tu pesteras contre les petits mecs qui tourneront autour de ta Grace.
- Notre Grace, avait alors corrigé le blond.
Oui, Grace était devenue leur fille à tous les deux, aussi attachée à son beau-père qu’à son père. C’était d’ailleurs en partie grâce à elle qu’ils avaient osé franchir le pas qui séparait leur liaison clandestine d’une relation officielle et assumée. La petite fille, par ses remarques innocentes et exemptes de la moindre condamnation, leur avait fait comprendre qu’elle savait et qu’elle avait envie de pouvoir vivre auprès d’eux, comme dans une vraie famille.
Le jour où enfin Danny avait obtenu la garde alternée de sa princesse, c’est tous les trois qu’ils l’avaient fêté et chaque semaine qu’elle passait chez eux était une fête. Il avait même fallu que le blond s’insurge contre la propension de Steve à trop la gâter : il avait fini par lui faire comprendre que s’il voulait vraiment être un père pour elle, il devait aussi savoir sévir lorsque cela était nécessaire.
Cinq ans emplis de tant de joie, de tant d’aventures, de tant de moments partagés, heureux ou malheureux, doux ou emprunts d’angoisse.
Et puis deux ans auparavant, Théodore était entré dans leur vie. Le destin leur avait renvoyé en pleine face le passé un peu tumultueux du seal à travers ce gosse qui lui ressemblait comme deux gouttes d’eau et qu’une femme blonde avait amené un jour chez eux. Aucun des deux ne s’était trompé quant à la paternité de Steve même si celui-ci avait mis un petit moment à remettre un nom sur le visage de la femme. Puis il s’était souvenu : quelques mois avant la mort de son père, une permission passé à Hawaii, cette infirmière des urgences croisée un soir de rixe pour quelques points de suture à la main qui avait rencontré une lame aiguisée et cette liaison brève et intense qui s’était achevée avec le départ du militaire pour la traque de Victor Hesse.
Il n’y avait pas eu de grandes promesses entre eux : la jeune femme était consciente que l’homme n’avait pour elle que beaucoup de tendresse et que leur lien principal était ce plaisir qu’ils prenaient ensemble. Elle s’en moquait : elle ne courait pas après un mari ou un compagnon. Elle avait juste eu envie de cet homme dès qu’elle l’avait vu et elle s’estimait heureuse qu’il y ait eu entre eux plus qu’une simple coucherie d’un soir. Ce n’avait été qu’une aventure agréable entre adultes consentants qui savaient, le jour où il était parti, qu’ils ne se reverraient jamais, en tout cas jamais de la même façon.
Et puis elle s’était aperçue que l’aventure sans conséquences n’avait finalement pas été aussi anodine que cela. Elle avait longuement pesé le pour et le contre : mettre au monde un enfant sans père, n’était-ce pas égoïste ? D’un autre côté, elle avait toujours eu ce désir de maternité en elle, quand bien même elle n’envisageait pas vraiment une vie de couple. Elle avait déjà trente quatre ans… Qui savait si le destin ne lui envoyait pas un avertissement à travers cette grossesse non désirée mais que finalement elle accepta totalement et qui la rendit heureuse. Bien évidemment, en femme indépendante qu’elle était, il ne lui vint pas une seconde à l’esprit d’inclure son amant de passage dans cet événement, certaine qu’il était à des lieues de vouloir assumer une paternité. Elle avait un bon boulot, elle saurait faire face.
Et même lorsque, par l’entremise de la télévision, elle avait su que non seulement Steve était revenu à Hawaii, mais qu’il y dirigeait une section spéciale de la police, elle n’avait pas voulu donner signe de vie. Elle était consciente qu’il y avait un peu d’égoïsme dans son choix : après tout peut-être que le capitaine aurait été heureux de savoir qu’il avait un fils, et nul doute que ce fils aurait été ravi de faire la connaissance de ce père sur lequel, en grandissant, il posait de plus en plus de questions. Mais elle avait réussi à se convaincre qu’elle avait fait le bon choix : visiblement, la vie du capitaine McGarrett n’était pas de tout repos. A quoi bon offrir à son enfant un père qu’il risquait de perdre très vite de manière violente ? Mieux valait pour lui penser qu’il n’en avait pas… Il serait toujours temps de repenser sa décision lorsqu’il serait plus âgé, plus apte à supporter l’éventuelle perte de ce père.
Mais le destin en avait décidé autrement et, lorsqu’elle avait appris que les maux de tête récurrents qui la crucifiaient depuis quelques semaines n’avaient rien de bénins, loin de là, elle avait compris que, heureux ou pas de la nouvelle, elle se devait de joindre le père de ce fils qu’elle allait bientôt laisser seul. Elle avait goûté l’amère ironie de la chose : elle s’était interdit de se rapprocher du géniteur de son fils par peur qu’il ne vienne à disparaître très vite à cause de son travail, et voilà que c’était elle qui allait manquer à son enfant, elle qui avait tout fait pour le rendre heureux, elle qui avait décidé de le mettre au monde en imaginant ce qu’il deviendrait…
Elle ne le verrait pas grandir et son dernier devoir était de s’assurer qu’il ne finirait pas entre les mains plus ou moins compétentes des services sociaux. Elle n’avait plus de famille susceptible d’accueillir l’orphelin et aucun ami assez proche pour accepter la charge d’un enfant de trois ans. C’est pourquoi un matin, le cœur battant la chamade, elle s’était présentée au domicile de McGarrett, tenant le bambin par la main, sachant qu’il suffirait à l’homme d’un simple coup d’œil sur lui pour savoir qu’il était bien son père. Pour autant, rien ne disait, bien sûr, qu’il accepterait cette charge qu’il n’avait pas voulu, surtout après avoir été privé de son enfant durant les trois longues années si importantes pour son développement. Mais quelque chose en elle lui disait que le sens de l’honneur de l’homme, à défaut de son instinct paternel, l’obligerait à prendre soin du petit.
Ses désirs avaient été exaucés au-delà de ses espoirs : après un moment d’ébahissement, puis de colère, Steve avait été ravi de faire la connaissance de Théodore, très vite devenu Teddy à ses yeux et à ceux de son compagnon. Elle avait été étonnée de le découvrir en couple avec un homme, mais cela ne lui posait aucun problème : pour elle, ce dont un enfant avait besoin avant tout c’était d’être aimé, guidé, conseillé et pas forcément d’avoir un papa et une maman. Deux papas ou deux mamans pouvaient tout aussi bien faire l’affaire. Et avec ces deux papas-là, le courant était très vite passé. Teddy s’était accoutumé à eux à une vitesse fulgurante, sans doute assoiffé de ce père qui lui avait manqué plus qu’elle ne l’aurait cru.
Elle avait passé les trois derniers mois de sa vie chez eux, les regardant prendre petit à petit leur place auprès de son petit, rassurée de voir combien Grace était folle de celui qu’elle appelait déjà « son petit frère », heureuse de savoir qu’avec elle son Teddy aurait une figure féminine et tendre auprès de laquelle se réfugier. Et lorsqu’elle s’était éteinte, la famille s’était ressoudée autour du petit garçon dévasté par le chagrin, veillant sur lui avec inquiétude jusqu’à ce qu’il leur fasse à nouveau cadeau de ses éclats de rire magnifiques.
Oui, il s’en était passé des choses en cinq ans ! Catherine était restée une amie fidèle, pas autrement étonnée du choix de son ex amant. Grace, depuis l’année passée, vivait à temps plein avec eux, sa mère étant repartie pour le continent. Et Teddy faisait leur bonheur à tous, enfant intrépide et parfois colérique, mais tellement attachant qu’il arrivait en général à obtenir d’eux tout ce qu’ils voulaient.
- Tu m’aimeras encore lorsque je serai devenu vieux et moche ?
La question de son compagnon arracha Steve à ses souvenirs et il se tourna vers le blond en le soupesant de ce regard affamé qui faisait toujours courir un délicieux frisson sur l’échine de Danny.
- Je t’aimerai toujours parce qu’à mes yeux tu ne seras jamais vieux et moche !
- Tout de même… Quarante ans !
- Et alors ? Tu es au sommet de ta forme ! D’ailleurs j’ai bien l’intention d’en profiter dès que la fête sera terminée.
Cette fête, c’était une idée des enfants, pour leurs quarante ans puisqu’ils étaient nés à quelques jours d’intervalle. Bien évidemment, c’était censé être une surprise, mais ils n’étaient pas flics pour rien. Ils s’étaient donc absentés pour laisser le champ libre à leur progéniture, bien décidés à avoir l’air on ne peu plus surpris à leur retour.
- Obsédé ! sourit Danny à la réplique de son compagnon.
- Tu serais bien embêté si je ne l’étais pas, répliqua l’autre avec un sourire concupiscent sur les lèvres.
- Non mais écoutez-moi ce gros vantard !
- Gros !!! Comment ça gros ! s’indigna le brun en jetant malgré lui un regard alarmé à son ventre, ce qui ne manqua pas de déclencher le rire du blond qui le rassura :
- Mais non ! Tu es parfait ! En pleine forme ! Prêt s’il le fallait à repartir en mission dès demain.
Malgré lui, sa voix était devenue amère sur ces derniers mots. Il se souvenait de ce qui s’était passé dix-huit mois plus tôt, lors de la dernière mission de son homme, de ce coup de téléphone au milieu de la nuit, de ce vol éprouvant vers Bethesda où était soigné le capitaine grièvement blessé dans l’intervention. Il se rappelait chaque seconde de l’attente douloureuse en espérant ce que les médecins avaient qualifié de miracle. Mais Steve avait survécu, il s’était remis et depuis dix mois il avait repris sa place de chef d’unité. Le destin avait été clément cette fois-ci, mais qu’en serait-il la fois suivante, ou celle d’après ?
- Tiens… Je voulais te le donner ce soir, mais je crois que c’est le bon moment.
La voix de Steve mit fin aux souvenirs douloureux qui assaillaient Danny et, étonné, celui-ci regarda l’enveloppe qu’il lui tendait, une enveloppe aux armes de la Navy.
- Qu’est-ce que c’est ? questionna-t-il, le cœur au bord des lèvres, ayant peur de comprendre : non, pas ce soir ! Pas pour leur anniversaire !
- Ouvre… Tu verras…
Les mains tremblantes, il sortit le papier qu’il déplia et il lut… Puis il relut, une fois, puis deux, ne pouvant en croire ses yeux.
- Bon anniversaire mon amour, murmura la voix tant aimée à ses oreilles.
Il releva les yeux, repoussa un peu son compagnon pour pouvoir croiser son regard :
- Tu as fait ça pour moi ?
- Pour toi, pour nos enfants, pour moi… J’ai quarante ans… Il était temps que je raccroche non ?
- Tu es sûr de ne pas regretter ?
- Tant que tu seras à mes côtés, tant que nous serons une famille, je ne regretterai jamais rien !
Alors, tout en serrant précieusement contre sa poitrine le feuillet qui annonçait officiellement la mise à la retraite du capitaine de corvette Steve McGarret en même temps que sa promotion au grade de colonel, Danny Williams se laissa aller dans l’étreinte de son amant.
Désormais celui-ci ne partirait plus jamais loin d’eux. Désormais il ne risquerait plus sa vie dans des missions dont il ne saurait rien. Désormais il n’aurait plus à trembler jour après jour en attendant des nouvelles de celui qu’il aimait. Ils allaient enfin pouvoir vivre ensemble, délivrés de cette épée de Damoclès. Ils allaient enfin être totalement heureux !
(à suivre)