Reclassement du cadeau de Juliabaku
Les personnages de la série ne m’appartiennent pas. Ils sont la propriété exclusive de : Cheryl Heuton & Nicolas Falacci. Je ne tire aucun bénéfice de leur mise en situation dans cette fiction.
L’arbre
Il regardait son fils, perdu dans ses pensées, alignant des équations sur les tableaux, allant de l’un à l’autre dans une danse comprise de lui seul.
Il le regardait et il se demandait comment cet homme avait pu naître de lui, lui qui ne connaissait rien aux nombres, lui qui n’y comprenait pas grand-chose hormis les côtes des plants et l’équilibre d’un budget ce qui, aux dires de sa défunte femme, était déjà quelque chose.
Il le regardait et il se souvenait de ce qu’il lui avait murmuré, la première fois qu’il l’avait tenu dans ses bras, petit paquet braillard qui gigotait entre ses mains, comme si déjà il voulait montrer son indépendance.
Si tu étais un arbre, un arbre, un arbre, mon amour
Je te ferais sapin, sapin, sapin pour faire un mât
Si tu étais un arbre, un arbre, un arbre, mon amour
Je te ferais sapin, sapin droit et le pied marin
Il se souvenait des nuits sans dormir à tenter de bercer l’enfançon pleurnichard. Est-ce que déjà, à peine ouvert à la vie, il avait des chiffres qui dansaient dans sa tête et l’empêchaient de connaître le repose, incapable qu’il était alors de transcrire ses pensées sur les tableaux noirs, ou blancs, ou transparents, ou toute surface capable d’accueillir ses kilomètres de formules absconses que lui seul, et quelques autres êtres d’exception comme lui, pouvaient comprendre ?
Il se souvenait d’avoir comparé son second à son premier né qui avait été si calme, faisant très vite ses nuits, capable très tôt de se prendre en charge pour les besoins essentiels. S’il n’avait pas compris alors l’énorme différence qu’il y avait entre ses deux fils, il l’avait tout de même pressentie sans pourtant imaginer quel gouffre allait séparer les deux frères.
Malgré les nuits blanches, malgré les heures de repos chichement comptées, il aimait ce bébé de toute sa force de père, cette force qu’il voulait lui transmettre.
Si tu étais un arbre, un arbre, un arbre, mon amour
Je te ferais bouleau, bouleau, bouleau pour faire la coque
Si tu étais un arbre, un arbre, un arbre, mon amour
Je te ferais bouleau, bouleau pour le pont du bateau
Les premières années où tant de choses changent. Le nourrisson voué à la mort sans la protection de ses parents devient peu à peu un petit garçon de plus en plus autonome jusqu’au jour où il déploie ses ailes et laisse derrière lui deux êtres qui auront veillé à tout lui donner et qui, malgré leur fierté de le voir devenu un homme se sentent soudain bien vieux, bien las…
Les premières années : les premiers sourires, les premiers pas, les premiers mots….
Chez Charlie, hormis les traditionnels « papa » et « maman » qui avaient été précédés d’un « Oni » précurseur de l’admiration du plus jeune pour l’aîné, les premiers mots furent plutôt les premiers chiffres, puis les premiers nombres. Ses parents s’en amusaient, sans vraiment comprendre ce qui allait leur tomber dessus avant que quatre années ne se soient écoulées.
Et lui, il continuait en bordant le petit garçon à lui fredonner la même chanson.
Pour tailler la grand-voile, si tu étais d'étoffe
Je te ferais de toile, je te ferais de lin
Et tu franchirais l'eau pour des pays lointains
La bombe avait explosé, dévastant leur univers bien rangé, ou du moins aussi bien rangé que peut l’être un univers avec deux enfants de moins de dix ans en occupant la majeure partie. Charlie n’était pas, ne serait jamais tout à fait comme les autres. Charlie était un génie !
Comment décrire le désarroi qui s’empare alors de vous ? Certes il y a la fierté : « C’est MON fils, c’est MOI qui l’ait fait » mais tout au fond il y a ce doute qui vous ronge « Ai-je encore ma place dans son univers ? Que pourrai-je désormais lui apprendre, lui qui en saura bien vite beaucoup plus que moi ? Comment l’épauler, à la mesure de mes faibles capacités ? Comment lui donner ce dont il aura besoin ? »
Mais le désarroi n’avait qu’un temps. Très vite Alan s’était juré de faire tout ce qui serait en son pouvoir, et même au-delà, pour permettre à son fils de réaliser ses merveilleuses capacités.
Si tu étais de plume, de plume, de plume, mon amour
Tu serais cormoran, tout blanc te perdant dans les brumes
Si tu étais de plume, de plume, de plume, mon amour
Tu serais cormoran, d'eau bleue, d'eau verte ruisselant
L’oisillon avait déployé ses ailes, il était devenu un adulte dont, jour après jour, Alan s’enorgueillissait.
Bien sûr tout ne s’était pas fait sans heurts. Il gardait, au fond de son cœur de père, la meurtrissure et la culpabilité d’avoir laissé Don sur le bord du chemin pour se consacrer à Charlie. Le fossé qui s’était creusé entre les deux frères avait bien failli être fatal à leur relation.
Mais les choses étaient rentrées dans l’ordre : désormais Charlie avait accès au monde de Don, ce qu’il avait recherché toute sa vie durant, et Don laissait à son frère la place dont il avait besoin.
Et lui… Lui il était là pour veiller sur eux, surveillant Charlie pour qu’il n’oublie pas de se nourrir ou de boire, de dormir aussi quand, comme à cet instant précis, il était plongé dans ses recherches.
Ca avait toujours été son rôle : obliger l’insipide quotidien à côtoyer la magie des nombres.
Si tu étais d'écaille, d'écaille, d'écaille, mon amour
Je te voudrais dauphin, dauphin prince des baladins
Si tu étais d'écaille, d'écaille, d'écaille, mon amour
Je te voudrais dauphin, dauphin dansant dans les embruns.
Il ne comprenait pas toujours ce qui accaparait son fils, à dire vrai, il le comprenait même très rarement, mais ce n’était pas important.
Son rôle de père c’était de veiller à ce que Charlie puisse se concentrer sur ce qui était important pour lui, tout en lui donnant les armes pour affronter le monde réel lorsqu’il ne serait plus là.
Il lui arrivait souvent de se demandait ce qui se passerait lorsqu’il aurait rejoint Margaret sur l’autre rive. Charlie s’enfermerait-il à nouveau dans le garage avec un problème irrésoluble en tête ? Don aurait-il la force de faire éclater la bulle dans laquelle le mathématicien s’enfermait encore.
Mais de moins en moins souvent… Désormais Charlie ne vivait plus dans un monde virtuel : il avait grandi, enfin.
Et Alan pensait parfois que sa mission était terminée.
Mais si tu étais meuble, je te construirais lit
Dans le bois d'un tilleul pour y cacher tes nuits
A l'avant du bateau mon tendre et merveilleux et solitaire enfant
Mon tendre et solitaire et merveilleux enfant, mon fils.
Encore une ligne de nombres et de signes incompréhensibles, trois pas en arrière, un long moment d’introspection, puis Charlie alla vers le tableau de droite, y traça d’autres signes tout aussi nébuleux aux yeux de son père. Celui-ci avait beau être là depuis de longues minutes, le mathématicien ne semblait pas avoir conscience de sa présence.
Pourtant, soudain, il tourna la tête vers son géniteur :
- Quoi ? demanda-t-il.
- Quoi, quoi ? répliqua Alan avec un sourire, sortant à son tour des pensées qui l’avaient cloué sur place durant tout ce temps.
- Qu’est-ce qui se passe ? J’ai oublié quelque chose ? Tu as quelque chose à me dire ?
- Non… Rien… Ou plutôt si : le repas est prêt.
- Plus tard peut-être, pour le moment je…
- Charlie ! Le repas est prêt maintenant ! Ton travail ne s’envolera pas si tu prends quelques minutes pour te restaurer.
- Mais à ce point de mon raisonnement je…
- Et ton cerveau sera toujours aussi opérationnel, voire plus opérationnel après un bon repas. On ne discute pas ! Zou !
Lorsque son père prenait ce ton-là, Charlie savait qu’il était inutile de protester ou d’argumenter. Tout en ronchonnant pour la forme, il abandonna donc sa craie et suivi le patriarche.
- Tu sais, je ne suis plus un bébé, grommela-t-il malgré tout.
- Je sais, mais tu es encore mon fils, et ça, ça ne changera jamais.
Ca ne changerait jamais et Alan Eppes n’aurait voulu pour rien au monde que ça change.
FIN
Chanson de Serge Reggiani