Je publie ici cette fiction écrite pour le fanzine n°2 en espérant qu'elle vous plaira.
L’adieu à un frère
Du plus loin qu’il se souvenait, il l’avait toujours protégé. Du moment où sa mère lui avait présenté la petite chose braillarde, emmaillotée dans des linges, en lui disant « C’est ton petit frère », il s’était juré de veiller sur lui. Pourtant les dieux savaient combien parfois il avait eu simplement envie de le massacrer sur place le petit con, rempli d’énergie, teigneux comme il n’était pas permis, refusant toujours de s’avouer vaincu et le suivant partout comme son ombre. Et si c’était bien souvent horripilant, c’était aussi fort agréable de passer pour un héros aux yeux du gamin qui cherchait à l’imiter en tout.
Son frère, son merveilleux petit frère, son petit con de frère… Il l’avait protégé des gamins plus âgés et violents, des imbéciles qui se moquaient, des envieux qui cherchaient à lui faire du mal. Et maintenant encore il le protégeait, dans ce ludus, ne supportant pas de le voir prendre un mauvais coup.
Pourtant Spartacus avait raison : dans l’arène Duro serait seul ; quand bien même on les avait déjà laissés combattre ensemble, cela ne durerait pas forcément. Si pour le moment leur maître se plaisait à les exhiber en duo, il ne devait pas oublier que la seule chose qui lui importait c’était de plaire au public et il suffisait que celui-ci réclame de voir les frères séparément pour qu’il accède à son désir, voire, et cela faisait toujours courir un frisson glacé sur son échine, les frères l’un contre l’autre. Que ferait-il si ce cas de figure se présentait ? Pourrait-il sacrifier son cadet pour le caprice de bourgeois oisifs puisque refuser de combattre ne ferait que signer leur mort à tous les deux ? Il n’imaginait pas se trouver un jour face au dilemme qu’avait vécu le Faiseur de Pluie, sommé d’exécuter son meilleur ami, son seul ami au sein de la gladiature, pour l’amusement d’un gamin qui se pensait ainsi un homme ! Non, il savait que si jamais ce jour funeste arrivait, il s’arrangerait pour que Duro soit le vainqueur de leur combat : il préférait mourir en le laissant vivre plutôt que vivre sans lui.
Quoi qu’il en soit, petit à petit il avait dû apprendre à le laisser se battre seul, pour qu’il puisse, le moment venu, se défendre lorsque son frère ne serait pas à ses côtés. Mais c’était si dur de le voir se faire malmener par cette satanée merde de Gaulois qui n’était même pas digne de lui lécher les pieds ! Pourtant, comme il l’avait toujours fait, Agron avait choisi ce qui était le mieux pour son cadet, quand bien même ce n’était pas la voie la plus facile. Mais la vie n’avait pas été et ne serait jamais un cadeau pour eux. Du moment où les légions romaines avaient envahi leur pays, ils avaient su que tôt ou tard ils tomberaient en les combattant ou qu’ils deviendraient leurs esclaves. La chance leur avait souri : forts comme ils l’étaient, on les avaient épargnés pour être vendus et Bathiatus les avait achetés, quand bien même, s’il devait en croire ce serpent d’Ashur, son choix avait été avant tout guidé par la volonté de mettre à genoux son grand rival plus que par une réelle intuition qu’ils pourraient ajouter à la renommée de son ludus.
Mais Agron avait bien l’intention de se hisser à la place qu’occupait à présent le Faiseur de Pluie, devenu le combattant invaincu de Capoue, au grand dam de Crixus qui ne rêvait que de reprendre son titre. Seulement cela ne se ferait pas, parce que s’il avait de l’amitié pour le Thrace et que sa volonté de le supplanter n’était nullement personnelle, simplement dictée par le désir de voir leur sort s’améliorer grâce à l’argent gagné et son statut de meilleur gladiateur du moment, en ce qui concernait Crixus, sa joie de l’empêcher d’accéder de nouveau à ce titre se teintait de la satisfaction de vaincre celui qui était leur ennemi depuis qu’il avait tenté de les empêcher de manger.
Il chassa les pensées qui l’occupaient tout en se concentrant sur la nouvelle attaque portée par son adversaire d’entrainement : ce n’était pas franchement le moment de se laisser distraire s’il voulait avoir une chance de s’en sortir. Il échangea un clin d’œil avec son frère qui semblait se débrouiller plutôt bien pour le moment puis jeta un coup d’œil vers Spartacus qui affrontait Doctore et repartit de plus belle dans ses réflexions : devait-il se joindre à lui dans ce plan insensé ? Devait-il prendre part à cette révolte qui finirait obligatoirement dans le sang, le leur ou celui de leurs maîtres, mais qui en aucun cas ne pourrait être pacifique ? Son cœur lui soufflait de suivre le champion de Capoue et de reconquérir cette liberté dont on l’avait privé, sa raison lui soufflait que les chances n’étaient pas de leur côté mais après tout, que savait-il des desseins des dieux ? Spartacus aurait déjà dû être mort depuis bien longtemps et pourtant il était en vie et son nom était sur toutes les lèvres !
Doctore annonça le moment du repas et Agron se dirigea vers son frère : ils rejoignirent le Thrace à qui ils firent comprendre qu’il pouvait compter sur eux et sur quelques autres, la grande inconnue étant le comportement des Gaulois. Spartacus leur annonça son désir de tenter de convaincre Crixus qui seul pourrait amener ses compatriotes à épouser leur cause.
Il se passa encore quelques jours jusqu’à ce combat prévu entre l’ancien et le nouveau champion : un combat à mort pour rien d’autre que l’orgueil de Bathiatus et le plaisir de sa cour.
Agron était prêt : son petit frère était à ses côtés et ils allaient recouvrer cette liberté dont on les avait privés, repasser le Rhin et rejoindre les leurs, à supposer qu’il y en ait encore. Mais quand bien même il n’y aurait plus qu’eux d’eux, ensemble ils étaient invincibles, ensemble ils pouvaient tout.
Dans la fureur et dans les cris il ne voulait rien entendre d’autre que la voix dans sa tête qui lui répétait que sa liberté était au bout de son glaive. Puis il vit Duro rouler au sol tentant d’échapper à cet homme qui tentait de l’embrocher. Son sang ne fit qu’un tour et il se précipita, protégeant une fois de plus son petit frère adoré.
Ensuite il y eu ce cri, cette poussée sur le côté et son frère qui s’effondrait, transpercé, tandis que lui, trop tard, prenait la vie de celui qui venait de le frapper. Il se jeta à genoux près du corps de son cadet dont les yeux déjà s’emplissaient d’ombre.
- Cette fois-ci, c’est moi qui t’ai protégé ! murmura le brun avant de rejoindre l’autre berge.
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Du plus loin qu’il se souvenait, il l’avait toujours protégé. Du temps où il était bébé en maillot à ses premiers combats, en passant par ses premiers pas ou ses premières chasses, il avait veillé sur lui, s’énervant parfois, lui flanquant les calottes qu’il méritait si souvent, mais ne permettant à personne de faire de même. Et aujourd’hui, pour la première fois, les rôles s’étaient inversés, aujourd’hui Duro avait été le protecteur : pour la première fois… pour la dernière fois….
Il avait juré de toujours protéger son petit frère et il avait failli à son serment. Plus jamais il n’entendrait son rire, plus jamais il ne verrait ses yeux sombres briller d’une détermination sans faille, plus jamais il ne le verrait rouler dans la poussière pour se relever empli d’une hargne encore plus violente, plus jamais il ne pourrait le traiter de petit con… Plus jamais.
Agron regarda vers le ciel et hurla, il hurla sa peine, sa colère, sa haine… Il hurla contre le sort, contre les dieux, contre les Romains… Il hurla pour accompagner l’âme de Duro sur l’autre rive, là où, un jour, il le retrouverait.
Et lorsque prit fin son hurlement, il saisit son glaive d’une main sûre et se rua de nouveau dans la bataille : il gagnerait sa liberté, pour Duro, pour son petit frère, pour celui qui avait donné sa vie pour que lui puisse vivre la sienne.
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- Pour Duro….
Les flammes qui s’élevaient au ciel portaient vers ceux qu’ils aimaient leurs pensées et lui, appuyé sur Nasir, lui qui avait survécu à l’horreur, lui dont le cœur était empli de confusion, qui se demandait pourquoi il était encore là quand d’autres, bien meilleurs que lui, avaient péri, tandis que les noms de ceux qui étaient tombés s’égrenaient, il laissa une larme rouler sur sa joue.
Pour Duro, pour tous leurs amis, pour cette merde de Gaulois qui était devenu son frère….
Un jour il serait libre.
FIN