Belle du Luxembourg
Tamara était souvent venue s’asseoir dans le grand jardin. Elle aimait cette oasis de verdure dans la folie citadine, le calme ambiant, les concerts dans le kiosque à musique…
Elle aimait tout simplement observer les gens qui allaient et venaient. Ici tout était propice à la pensée. Elle pouvait prendre son temps, réécrire sa vie, imaginer la leur…
C’est ainsi qu’elle l’avait remarquée : la vingtaine à peine éclose et déjà cet air désabusé, revenu de tout. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour comprendre de quoi elle vivait, à quoi aboutissait les entretiens rapides avec ces hommes, jamais les mêmes, avant qu’elle ne disparaisse avec eux pour revenir au bout de quelques minutes ou de quelques heures.
Près du Luxembourg,
Passe chaque jour,
Une fille perdue d'amour.
Tamara était fascinée par la jeune fille. Celle-ci était à l’âge de l’espoir, l’âge où tout est possible, tout est permis et elle semblait déjà si lasse, si désenchantée.
Elle reconnaissait les signes : les yeux vides, le sourire figé, artificiel, un masque sans expression plaqué sur ses traits fins…
Tamara savait… Elle savait parce qu’elle aurait pu être cette fille-là, qu’il n’avait pas fallu grand-chose pour la retenir.
Qu’est-ce qui fait basculer ? Qu’est-ce qui vous en empêche ?
Et plus elle la regardait, plus elle avait envie de lui parler, de l’approcher…
Mais où trouver les mots et comment les dire ? Il lui semblait qu’à vouloir trop l’approcher, elle s’enfuirait comme une biche effarouchée et que plus jamais elle ne la reverrait.
Elle a la couleur,
Des blessures au cœur,
La fragilité des fleurs,
Tamara était revenue, tous les jours depuis plus de deux semaines et elle restait là, sur le banc, à quelques mètres du kiosque, observant inlassablement la jeune fille.
Celle-ci n’avait rien de provocateur, rien de cette gouaille qu’elle avait vu chez d’autres qui vivaient de la même manière. Etait-ce la solennité du lieu, à l’ombre du Sénat, ou, à cause de cette proximité, le nombre de policiers qui fréquentaient les lieux ? Etait-ce tout simplement une envie de se fondre dans l’air, de ne plus être vue, de disparaître comme elle disparaissait à chaque étreinte tarifée qui la faisait se détester un peu plus jour après jour ?
Comment la reconnaissaient-ils ? Quel signe secret leur adressait-elle pour qu’ils sachent qu’elle leur vendrait ce qu’ils désiraient ? Son nom circulait-il de lèvres en lèvres dans certains milieux ? Les attirait-elle par sa blondeur, sa douceur, cette fierté désespérée qui la faisait victime consentie ?
Belle, elle est si belle,
Si fragile qu'auprès d'elle,
On croit imaginer
Une tendre hirondelle
Ouvrant des ailes…
Qui l’avait un jour blessée à ce point qu’elle n’était plus capable d’avoir confiance en quiconque ? A ce point qu’elle en était venue à faire de son corps un simple objet qu’on achète, qu’on loue, pour une heure ou pour une nuit… L’amour tarifé quand le grand amour vous a écartelée…
Tamara savait ce qu’on ressent après s’être donnée corps et âme et qu’on vous trahit. Elle savait la douleur dévastatrice, l’envie de mourir, le dégoût de soi… Elle l’avait ressentie au plus profond d’elle-même et se souvenait s’être perdue aussi de bras en bras, de corps en corps, juste pour se sentir vivante à l’extérieur tandis qu’elle mourait un peu plus à l’intérieur.
Mais jamais elle n’avait franchi la limite : elle s’était toujours donnée et non vendue. Avait-elle eu tort ou raison ? Elle n’avait pas à juger. Qui était-elle pour se permettre cela ?
Son cœur s’était remis à battre à la vue de cette jeune fille, ce cœur qui lui semblait mort depuis trop longtemps. Elle aurait voulu aller vers elle mais elle ne savait pas comment l’aborder…
Celle qu'on appelle
Belle de jour,
Près du Luxembourg,
Parmi les enfants qui courent.
- Pourquoi me regardes-tu sans cesse ? Qu’attends-tu de moi ?
Tamara sursauta à la voix qui venait de l’arracher à ses pensées. Elle rougit en voyant l’objet de toutes ses pensées devant elle.
- Rien… Je veux juste… Rien…
Elle rassemblait ses affaires, se sentant stupide d’avoir le cœur battant et les mains moites sous le regard plutôt hostile de la jeune fille. De toute façon, tout cela ne la mènerait jamais nulle part. Elle rêvait à une chimère… Elle lui avait prêté une vie qui n’avait peut-être rien à voir avec la sienne.
- Attends… Nous pourrions parler peut-être.
Le masque s’était fissuré, juste quelques secondes, juste le temps pour que Tamara voit l’appel au secours dans les prunelles vertes et tellement de souffrance qu’elle ne pouvait pas ne pas y répondre.
Elles s’étaient assises et elles avaient parlé…
Elle vit le jour, en cueillant le fruit
Que d'autres cueillent la nuit.
En cherchant l'amour,
Où on l’a perdu,
Où le cœur n'a plus de lit.
C’était la même histoire éternelle : celle d’une fille qui croit avoir trouvé son prince charmant et qui se donne à lui, corps et âme et plus encore. Celle d’une fille qui ne veut pas voir, jour après jour, que son idole à des pieds d’argile. Celle d’une fille qui ferme les yeux, qui ment à tous et qui se ment pour préserver un bonheur de plus en plus fragile, de plus en plus mouvant.
Et puis un jour tout s’effondre, dans les larmes, les cris, le désespoir… Et il n’y a plus rien… Juste un vide que rien ne semble jamais pouvoir combler, juste cette déchirure qui vous fait hurler de douleur à l’intérieur, juste cette certitude que plus jamais vous ne pourrez aimer, que plus jamais personne ne comptera pour vous, juste le dégoût de se sentir salie, trahie, inutile…
Alors il y a un homme, puis un autre, puis un autre encore… et un jour, plutôt que de donner, vous décidez de vendre, la dernière étape pour justifier enfin cette horreur de vous qui vous étouffe jour après jour… Puisque vous ne valez rien à vos propres yeux, alors au moins voyez combien vous valez pour ceux qui vous désirent et qui ne sont que des mains et des bouches anonymes sur votre corps désormais anesthésié.
Jusqu’au jour où quelqu’un vous tire de votre néant : quelqu’un que vous n’attendiez pas, quelqu’un que vous n’attendiez plus…
Belle, elle est si belle,
De passes en passerelles,
Comment imaginer
Ange plus près d'un ange,
Plus loin d'un ange,
Que cette Belle,
Belle de jour,
Près du Luxembourg.
- Non… ne pleure pas !
Tamara se serait envoyé des claques ! Comment avait-elle pu la ramener là, sur les lieux de sa déchéance…
- Pardonne-moi… C’était idiot, je n’aurais pas dû.
Caliopé la retint fermement.
- Non… Je le voulais, j’en avais besoin.
Elle regardait autour d’elle, retrouvait ce décor si familier et pourtant désormais étranger.
Six mois… six mois pour se reconstruire, pour tenter d’oublier…
Six mois à se raconter, à se trouver, à s’aimer…
Désormais elles étaient deux et le monde ne pourrait pas longtemps leur résister.
Aujourd’hui elle avait voulu ce retour, comme un pèlerinage, comme pour se rappeler que c’était là qu’on lui avait tendu la main après l’avoir, un jour, abandonnée.
Le lendemain elles partiraient, elles quittaient Paris, s’installaient en province dans la charmante petite maison qu’elles avaient achetée ensemble. Là-bas elles recommenceraient à zéro, élèverait cette petite fille qu’un client de passage lui avait laissée et que déjà, le fils de Tamara aimait comme une petite sœur.
L’amour l’avait blessée. L’amour l’avait sauvée.
Elle revenait dire au revoir à son passé pour se tourner définitivement vers son avenir.
Et alors qu’elles quittaient le jardin, déterminées à ne jamais y revenir, elles la croisèrent : aussi frêle, aussi pâle, aussi triste…
Il y aurait toujours quelque part une fille comme elle.
Belle, belle à tuer
L'amour.
FIN
Chanson de Frida Boccara