Reclassement du cadeau offert l'an passé à Homer.
La vie est belle
Ils étaient là, tous réunis, les amis d’enfance et d’adolescence mêlés à ceux du monde professionnel. Ils étaient là à rire et à boire comme s’ils avaient encore vingt ans, eux qui étaient déjà à mi-chemin de la trentaine.
Enterrement de vie de garçon : Laurent avait fait les choses bien, aidé de leur deux plus fidèles amis. Les trois mousquetaires, comme on les surnommait. Et comme leurs modèles originaux, ils étaient quatre : Laurent, Thierry, Maxence et Raphaël.
Les toasts avaient succédé aux toasts, chacun y allant de a petite anecdote plus ou moins fine, plus ou moins scabreuse et Raphaël attendait que Thierry, à son tour, lui fasse la petite déclaration de principe dans ces cas là.
Tout va très bien, tout va très bien
Je me dis, je me dis
Des gens comme toi y en aura plein
T'inquiète, t'inquiète
Thierry riait avec les autres, peut-être un peu plus fort, peut-être un peu trop… Il riait aux larmes car rien ne dissimule plus les larmes que d’autres larmes. Qui irait deviner le désespoir sous l’éclat de rire ? Qui décèlerait le chagrin dans la larme qui roule à force de s’esclaffer ?
La soirée touchait à sa fin et Raphaël avait enfin réussi à coincer son ami en tête à tête. Celui-ci avait eu beau tenter de l’éviter durant toute la fête, ce n’était pas pour rien que le plus charismatique des quatre amis était renommé pour son entêtement et sa pugnacité.
Mais même maintenant, en portant un verre à ses lèvres, Thierry fanfaronnait.
J'oublierais vite, j'oublierais vite
C'est rien, c'est rien
Des gens comme toi j'en connais plein
Alors arrête, arrête
- Ecoute-moi… Tu sais que…
- Non ! Je peux accepter ton choix, mais ne viens pas me demander de te consoler en plus !
Arrête de pleurer sur ton sort
C'est pas la mort, c'est pas la mort
Va faire un tour, sors, va faire la fête
Je me répète, je me répète
Cette fois-ci il y avait de la colère dans la voix du brun. Comment Raphaël pouvait-il lui faire ça ? Ca allait être à lui de lui remonter le moral peut-être ? Lui qui se sentait mort au fond, son âme désespérée et l’impression que l’avenir ne serait qu’un chemin sans saveur ?
Pourtant il refusait de s’effondrer : pas devant lui… Devant personne…
La vie est belle, la vie est belle
Je lève mon verre, je trinque à ce monde si beau
- Titi…
- Arrête ! Il n’y a plus de Titi… C’est terminé.
- Tu es mon ami…
Il rit… Un rire amer et douloureux. Son ami ! Oui… Il était son ami… depuis plus de quinze ans. Ils s’étaient rencontrés sur les bancs de l’école primaire et ne s’étaient plus jamais quitté. Ensuite Laurent et Maxence s’était joints à eux et, ensemble, rien ne pouvait leur échapper.
Ils étaient des conquérants : jeunes, beaux, plutôt bien dans leurs peaux et de milieux aisés… Ils avaient tout pour eux.
Ils avaient emménagé ensemble, dans un grand appartement en co-location. Puis Laurent et Maxence s’étaient mariés et Raphaël et Thierry étaient restés ensemble. Ce n’était pas un problème pour eux de payer à deux le loyer qu’ils partageaient à quatre précédemment. Leurs situations respectives leur aurait même permis d’assumer seul cette charge. C’était d’ailleurs ce qui allait se produire désormais.
Tout va très bien, tout va très bien
C'est cool, c'est cool
Tu me rendras les clés demain
Ca roule, ça roule
Il aurait aimé boire jusqu’à rouler sous la table pour oublier… Oublier qu’il se sentait trahi, sali, abandonné.
Il ne pouvait pas dire exactement à quel moment leur amitié s’était muée en quelque chose de bien plus fort. Ses premiers émois, ce n’était pas avec une femme qu’il les avait connus, mais dans les bras de Raphaël. C’était tellement fort et tellement doux en même temps !
Raphaël… son ami… son amant… son amour… son seul amour.
Un dernier verre et je t'oublie
Je ris, promis
On a qu'à faire comme tu as dit
Ami Ami
Thierry avait très vite assumé sa différence. Sa famille l’avait accepté, ça ne posait aucun problème ni à Maxence ni à Laurent… Tout aurait pu être si facile.
Mais il avait fallu qu’il s’éprenne de son ami de toujours. Et pour Raphaël les choses n’étaient pas si simples. Même si elle acceptait sans problème Thierry, la famille de Reillesse n’aurait pas eu la même largesse d’esprit pour l’un de ses membres. Le fameux : « Ca ne me dérange pas, mais chez les autres ! »
Raphaël s’était toujours caché d’eux, et de lui-même par la même occasion. Lorsque Thierry lui demandait de lever enfin le voile sur leur relation, il bottait en touche, trouvant toujours la meilleure des excuses pour remettre l’annonce, promettant cependant de le faire un jour.
Jusqu’à ce qu’Elise Limière entre dans sa vie.
Et demain tu vas te marier
T'oublieras, tout mes voeux, tout mes voeux
La vie est belle à en crever
Soyez heureux, soyez heureux
- Titi…
- Arrête ! Désormais je suis Thierry ! Tu sais : ton meilleur ami, ton frère, ton témoin aussi ! Bien sûr ! Personne n’aurait compris que tu le proposes à un autre. Personne n’aurait compris que je décline ! Finalement je suis aussi hypocrite que toi puisque je t’aide à maintenir l’illusion ! Thierry et Raphaël : Athos et d’Artagnan… Unis comme les doigts de la main. Et dire que personne n’a jamais rien soupçonné ! Ah on est forts !
Personne n’avait rien soupçonné parce qu’on était trop habitué à les voir toujours ensemble ces deux-là et il n’y avait rien d’étonnant à trouver l’un d’eux là où était l’autre. Ils habitaient ensemble depuis leurs dix-huit ans et s’ils n’étaient que deux à partager le grand appartement c’était simplement parce que les deux autres avaient fait leur vie…
Rien qui puisse attirer la suspicion. Et lorsque certaines questions étaient indiscrètes, ils n’avaient pas leur pareil pour détourner les soupçons. Oui… Tous les deux… Parce que, s’il s’assumait totalement, Thierry, par amour pour Raphaël, veillait tout autant que celui-ci sur leur doux secret.
Et désormais il n’aurait plus à veiller sur rien.
La vie est belle, la vie est belle
Je lève mon verre, je trinque à ce monde si beau
La vie est belle, la vie est belle
Lorsque Raphaël lui avait annoncé son intention de se marier, il était resté figé, interloqué, ne pouvant pas croire ce qu’il entendait. Ensuite son amant avait décliné toute une liste de fausses raisons pour lesquelles il devait franchir ce pas et il n’avait rien trouvé à répondre.
Il était juste vide.
Ce soir, soudain, il prenait la mesure de ce qui était en train de se passer. Demain il aurait perdu définitivement Raphaël. Parce qu’il était hors de question de devenir son amant clandestin. Certes c’était ce qu’il était depuis des années, mais cette clandestinité-là ne le gênait pas. Par contre, devoir accepter de le voir vivre avec Elise, se contenter des miettes qu’elle lui laisserait, devenir le rendez-vous de cinq à sept, se contenter des jours ouvrables, accepter des étreintes minutées… Non… Ca n’était pas lui… Ca n’était pas eux…
C’était peut-être déraisonnable, mais il voulait tout. Tout ou rien.
Et ce soir il comprenait brutalement que ce serait rien.
Je lève mon verre et je trinque
A l'amour qui se jette
Celui qui se mêle à toute cette colère
- Ecoute-moi.
- Non… Je n’ai pas envie de t’écouter. J’en ai assez de tout ça. Je t’aime à en crever et tu en as profité pour me faire accepter ce mariage de façade. Ce n’est pas toi Raphaël ! Ce n’est pas moi.
- On peut être heureux, il suffit de…
- Il suffit de rien du tout ! C’est terminé ! Je ne serai pas ta « maîtresse ». Je refuse de devenir celui chez qui tu viendras cacher ta honte. Tu as fait ton choix, j’ai fait le mien : demain, après le repas, je pars pour le Canada, j’y ai trouvé un emploi.
La terre s’ouvrant sous les pas de Raphaël ne l’aurait pas plus surpris que cette déclaration.
- Quoi ? Mais… Tu ne m’en as pas parlé… Tu…
- Et toi ? Tu m’as parlé de ta liaison avec Elise ? Ah oui ! Pardon… Effectivement, tu m’en as parlé : il y a six mois, lorsque tu m’as annoncé que tu l’épousais ! Tu vois, je fais comme toi.
- Mais pourquoi si loin ?
- Pour être loin de toi ! Pour avoir la chance de reconstruire autre chose. Rester ici, près de toi, me serait insupportable ! Te voir tous les jours, te rencontrer par hasard… Je sais que tôt ou tard je retomberai dans tes bras, et ça, je le refuse.
- Ti…
- C’est fini Raphaël. Tu as fait ton choix.
Et soudain le visage du blond se transfigura. Il posa le verre qu’il tenait, s’approcha de son amant et, d’une voix posée affirma :
- Tu as raison… J’ai fait mon choix.
Il posa alors ses lèvres sur les siennes et l’embrassa à pleine bouche, indifférent aux regards de leurs invités, certains amusés, d’autres déconcertés, d’autres encore outrés. Seuls Laurent et Maxence arboraient le grand sourire de ceux qui ne sont pas surpris de ce qu’ils voient, voire qui l’ont prédit depuis longtemps.
- Ca veut dire quoi ça ? murmura Thierry lorsque le baiser prit fin, lui laissant les jambes flageolantes.
- Ca veut dire que je suis un fieffé idiot et que je te demande pardon. Je mériterais que tu me largues pour ce que j’ai fait.
- Mais… demain…
- Demain je viens avec toi. S’il n’y a pas de place sur le vol régulier, j’affrèterai un jet privé. Hors de question que je te laisse partir loin de moi.
- Mais… ton travail… ta famille… Elise…
Un voile de tristesse vint obscurcir le regard clair :
- C’est une fille bien. Je suis désolé de lui faire ça mais… J’espère qu’elle comprendra. J’irai la voir ce soir, je lui expliquerai. Quant à la famille, s’ils comprennent tant mieux, s’ils ne comprennent pas tant pis. Désormais, ma famille c’est toi.
Un nouveau baiser les unit et Thierry s’abandonna totalement. Oh, il n’était pas stupide, il savait que tout ne se déroulerait pas si facilement que l’avait présenté Raphaël, mais ce qui lui importait c’était d’être dans ses bras, d’avoir à nouveau un avenir à ses côtés.
Le reste…
FIN
Chanson de Christophe Willem