Une petite songfic écrite l'an dernier pour l'anniversaire de Zuran. Pas facile étant donné le grand écart entre nos univers respectifs...
Abracadabra
Il se tenait auprès du petit lit, chantonnant les mots que chantait sa mère, il lui semblait que cela faisait tellement longtemps.
Il regardait les grands yeux verts en amande, pailletés d’or jaune, le doux duvet blond qui recouvrait le crâne, les membres déliés et fins, le sourire qui retroussait les lèvres mutines et ce visage tellement joli, tellement innocent et à la fois malicieux, ce visage qui ressemblait tant à celui de cette mère qu’elle ne connaîtrait jamais.
Il se tenait auprès du petit lit et, faisant taire sa tristesse, il lui chantait cette chanson pour l’apaiser, pour l’amuser, pour que, si un jour la vie les séparait à leur tour, elle se souvienne de ses paroles, de ce lien qui les unissait lorsqu’il était là, et qu’elle le regardait de ses yeux plein d’amours, sans se soucier de ce monde cruel qui les entourait, sans savoir qu’elle ne pourrait jamais montrer ce qu’elle était si elle ne voulait pas connaître le sort de cette femme si douce, si belle qui lui avait donné la vie et qui ne pourrait jamais la voir grandir, lui apprendre à cultiver ses dons, à être juste elle-même.
Il chantait, elle souriait.
Tu crois aux fantômes
Je crois aux esprits
Partout ils se paument
Surtout dans ton lit
Il y a des sorcières
Dans tous les placards
Un chat de gouttière
Aux yeux noirs, aux yeux noirs, aux yeux noirs
Il faisait des gestes qu’elle suivait de ses yeux vifs, se délectant de son rire cristallin, caressant les petits doigts aux ongles déjà longs.
Elle était son enfant, son trésor, la plus belle chose qui lui soit arrivée depuis longtemps. Il se battrait pour elle jusqu’à la mort et la défendrait contre vents et marées, contre la folie des hommes, contre leur aveuglement, leur intolérance, leur peur…
Elle ne savait pas encore sa différence, elle ne savait pas encore qu’elle était de la race maudite, celle qu’un jour des gouvernants aveugles et arc-boutés sur leurs privilèges avaient décrété hors la loi, juste parce qu’ils ne pouvaient pas la contrôler, juste parce qu’elle semblait menacer leur suprématie.
Un jour il faudrait lui parler, lui apprendre à dissimuler, à feindre, à se cacher… jusqu’à ce qu’elle soit assez forte, assez expérimentée, assez puissante.
Pour le moment elle n’était qu’un tout petit bout de femme, juste heureuse d’être elle, d’être aimée par cet homme qui prenait soin d’elle et qui, tous les soirs, la berçait de sa voix envoutante, pour qu’elle ferme les yeux, s’envole vers d’autres cieux…
Les balais s'envolent
Pour aller danser
Ils vont à l'école
De tous les sorciers
Quand la fée déboule
Toi, tu ne dors pas
Et moi, j'ai les boules
Tu veux pas, tu veux pas, tu veux pas
Faire dodo
Il y avait ces mots, ces incantations, ces phrases sans queue ni tête mais qui, un jour seraient la clé de la revanche et de la liberté.
Petite fée aux ailes d’or, petit fée, poudre de rêve, petite fée, brise légère…
Lorsqu’il la regardait il se souvenait de cette rencontre dans cette clairière… il se souvenait de ce regard, de ce corps, de cette mélopée qui l’avait attiré, retenu, capturé.
Magie auraient crié les inquisiteurs, voleurs de rêves, voleurs d’espoirs… tous ces sans cœurs qui avaient décrété que les hommes et les fées ne pouvaient pas cohabiter, tous les sans âmes qui avaient peur qu’un jour, de la race nouvelle naissent des êtres qui leur demanderaient des comptes, plus puissants que les humains ordinaires, moins évanescents que les frêles créatures qui pouvaient prendre forme humaine mais s’éteignaient lorsqu’on leur coupait les ailes, si fragiles, si tendres…
Il se souvenait de leur amour, de ces jours de bonheur qu’ils avaient partagés, de sa joie lorsqu’elle lui avait annoncé la prochaine venue d’un petit être qui grandissait en son sein.
Il se souvenait de ce jour-là, de ce cri de victoire et de ces pleurs… de la petite boule de lumière qui s’était soudain transformée à son contact pour devenir la frêle petite créature qui avait pris tant de place dans sa vie.
La formule de protection qu’elle lui avait apprise, il la répétait, jour après jour, pour être sûr…
Abracadabra, abracadabra
Je voudrais bien te faire dormir
Abracadabra, abracadabra
Je suis pas près de réussir
Abracadabra, abracadabra
J'ai déjà un œil qui s'endort
Abracadabra, abracadabra
Et toi, tu ris de moi encore
Et ce rire, ce rire était comme un baume sur ses blessures, celles qui s’étaient ouvertes le soir maudit où les gardiens étaient venus tandis qu’elle s’ébattait à l’aube naissance, déployant ses ailes pour saluer le soleil qui se levait. Il n’y avait eu qu’un geste rapide, et la lame avait tranché les fines membranes de vie.
Il se souvenait de ce hurlement qu’elle avait poussé et qui l’avait attiré dans la clairière où elle gisait dans une mare d’or, tournant vers lui ses yeux déjà empreints d’ombre.
Il lui avait promis de veiller sur leur enfant, de la cacher aux yeux des autres jusqu’à ce qu’elle puisse rejoindre ce peuple auquel elle appartenait aussi et dont elle avait tant à apprendre.
Il se souvenait de son désespoir lorsqu’entre ses mains il n’y avait plus eu qu’une poussière dorée qui s’était dispersée au vent qui faisait bruisser les feuilles et de son serment d’alors, ce serment de vengeance, de revanche…
Un jour il réglerait ses comptes. Un jour les pilleurs de bonheur devraient payer.
Mais en attendant, il avait un devoir sacré, celui de veiller sur l’enfant de leur amour, cette enfant qui était la preuve du mensonge qu’on leur faisait et qui soutenait qu’il n’y avait pas d’union possible entre fée et humain. Lui il savait que l’amour pouvait s’épanouir, croître et se multiplier, et sa petite fille en était la preuve.
Lorsqu’il la voyait déployer ses ailes et danser sur l’eau sous le ciel rose de l’aurore, il sentait son cœur se gonfler d’amour et de crainte : sa protection était son devoir premier et il y mettait toute son énergie.
Tellement différente et tellement semblable… vif argent toujours en mouvement, toujours en quête de nouvelles découvertes, de nouvelles sensations, avide de tout voir, de tout savoir, de tout entendre…
Si vivante et si exigeante…
Tu crois aux fantômes
Je crois aux esprits
Chacun son royaume
Tous deux, c'est la nuit
Derrière la fenêtre
Y a des bruits bizarres
Des lutins peut-être
Trop bavards, trop bavards, trop bavards
Il lui apprenait ce monde qu’elle connaîtrait un jour, ce monde qui était le sien aussi mais qu’on voulait lui voler et qu’elle devrait cacher, le temps de grandir, le temps d’être forte.
Il lui parlait de ces légendes, de cette vérité qui serait sienne lorsque le temps serait venu. Pour elle il faisait revivre tous les peuples mystérieux, les esprits des arbres, des fleurs, de l’eau, du ciel…
Il connaissait les mots magiques, il était de ceux qui avaient le don. C’est ce qui l’avait conduit à voir la jolie fée de la clairière que si peu de ses semblables pouvaient apercevoir. Certains auraient appelé cela une malédiction, il savait que, malgré le chagrin, c’était un cadeau : au confluent de deux univers, il était l’une des clés pour un monde meilleur, et l’enfant dont les yeux pétillaient toujours alors qu’il se languissait de les voir se fermer, était détentrice d’une nouvelle aube.
Et les tables tournent
En tapant du pied
Toi, tu te retournes
Sur ton oreiller
Baguette magique
Ou bien martinet
Chaque fois j'hésite
Tu veux pas, tu veux pas, tu veux pas
Faire dodo
Ce sourire à faire se damner un saint ! Comment aurait-il pu y résister ?
Il parlait encore, il racontait, la jolie fée du levant, les gardiens félons… Elle écoutait, elle enregistrait, les choses prenaient place dans sa tête, sans qu’il y paraisse.
Elle aimait ces récits du temps d’avant, du temps de demain…
Elle avait en mémoire toute l’histoire de sa lignée, toute la force de son destin.
Elle savait qu’un jour elle se dresserait contre l’incurie, l’obscurantisme, la tyrannie.
En attendant elle écoutait la voix chaude de cet homme qui tentait de l’emmener au pays des songes par cette chanson venue du fond des âges.
Et puis la voix se tut et elle sourit en étendant sa main sur les cheveux bruns de son père : c’était toujours ainsi que ça se finissait, c’était elle qui veillait sur son sommeil, parce que c’était elle la protectrice, mais ça, il ne le savait pas encore.
FIN
Chanson de Daniel Guichard