Voici un petit texte que j'avais commis pour le concours printemps 2010 ou 2011 (je ne sais plus).
Il a obtenu le 3ème prix (je me demande si nous n'étions pas seulement 3 à concourir...
)
Un nouveau printemps
- Ana ? Ana Wolterz ? C’est bien toi ?
La femme détourna les yeux du bambin jouant dans le bac à sable qu’elle surveillait de son banc tout en lisant un livre. Son visage se décomposa en reconnaissant celui qui venait de l’interpeler ?
- Sacha ? Sacha !!!
Ses yeux se remplirent de larmes qu’elle essuya rapidement d’une main tremblante.
Et ils restèrent là, à se regarder, insouciants du mouvement autour d’eux, ayant tout oublié de ce qui n’était pas eux dans la douce chaleur de ce printemps précoce. Les yeux dans les yeux ils se parlaient, échangeant ces mots secrets que tout le monde connaît.
Un cri et elle détourna la tête, son attention se reportant sur le gamin, un instant inquiète de l’avoir oublié. Elle se détendit en s’apercevant que le cri n’était qu’un cri de joie tandis qu’il se roulait dans le sable avec ses camarades de jeu. Elle aurait dû aller le récupérer, l’empêcher de se salir, mais en cet instant elle s’en moquait.
- Sacha… Viens… Assieds-toi… Parle-moi de toi, de ce que tu es devenu…
Il s’assit tout en continuant à la fixer, comme s’il avait peur qu’elle s’évanouisse en fumée dans l’instant où il détournerait ses yeux d’elle.
- Ana… Tu n’as pas changé.
Elle éclata de rire et saisit sa main dans la sienne :
- Menteur… Comment veux-tu que je n’ai pas changé ? Après toutes ces années.
- Non… Tu es telle que je t’imaginais. Tu es mon Ana…
- Ton Ana…, il y avait de la tristesse dans la voix de la femme. Ouvre les yeux Sacha… Regarde-moi vraiment.
Mais il la regardait, et plus il la regardait, plus il la trouvait belle…
Ana… Sacha…
-Tout ce temps, murmura-t-elle les larmes aux yeux. Tout ce temps… et tu es là.
Ils restaient assis sur ce banc, les mains jointes, les yeux dans les yeux et le temps défilait à rebours.
*****
- Ana !!! Ana !!! Attends-moi !!
Elle riait, de toutes ses dents, avec l’insolence de ses dix-sept ans et il la poursuivait à travers la place, tous deux insouciants des regards courroucés ou choqués que leur adressaient les passants, comme s’il était condamnable de s’amuser.
Mais ils n’en avaient cure. A eux deux ils n’avaient pas quarante ans et même si les temps étaient durs, ils voulaient croire en l’avenir, leur avenir.
Ils s’étaient rencontrés quatre mois plus tôt à la faveur d’une bousculade dans le métro. Un mouvement de foule, un cri, un corps contre lui qu’il avait retenu machinalement et ces yeux bleus immenses qui se fixaient sur lui, ce petit visage effrayé qui soudain se détendait, ces lèvres mutines qui esquissaient un sourire et cette voix chantante qui s’excusait. Il avait su alors qu’il venait de rencontrer la femme de sa vie.
Oh, il ne doutait pas que ses amis ou sa famille riraient bien de lui s’il leur annonçait cela tout de go. Il entendait déjà les commentaires mi-amusés, mi-agacés, de son père notamment, qui ne manquerait pas de railler cette déclaration grandiloquente. Que pouvait-il savoir, à vingt ans de l’amour, du vrai ? Que pouvait-il imaginer de la vie qui use jusqu’au plus profond des sentiments ? De cette habitude qui finit par saper les fondements les plus solides ? De cette tendresse qui, si vous avez de la chance, finit par remplacer cet amour flamboyant qui vous semblait éternel ? De cette sourde hostilité qui, si le sort vous est défavorable, prend peu à peu la place de ce doux sentiment ? De cette lâcheté qui vous fait rester malgré tout, malgré l’ennui, malgré la colère, malgré la lassitude ? Parce que si vous partez, si vous osez regarder les choses en face, contempler tout ce chemin effectué depuis que votre cœur s’est emballé, il ne vous reste qu’un amer sentiment d’échec et l’impression d’un immense gâchis.
Alors il n’avait pas parlé, pas plus qu’Ana n’avait dévoilé cet amour qui la consumait de la même manière. Elle savait, elle aussi, qu’on ne l’entendrait pas. Peut-être encore moins que lui : parce qu’elle n’avait que dix-sept ans, qu’elle était fille, qu’elle vivait de l’autre côté, là où l’existence était plus difficile, plus codifiée, plus rigide…
Un amour qui s’épanouit en secret est comme une fleur qui prépare son éclosion dans les entrailles de la terre. Protégée par le silence et l’obscurité, nul ne se doute de sa présence jusqu’au jour où elle explose aux yeux de tous, de manière telle qu’on ne peut que s’incliner devant sa présence.
C’était ce qui s’était passé pour eux. Un jour on avait découvert leur liaison, ils ne savaient plus trop comment ni pourquoi. Mais leur entourage avait alors compris combien était fort ce lien qui les unissait et, malgré leurs doutes, malgré leurs appréhensions, ils avaient accepté de leur faire une place : Ana chez les Deker et Sacha chez les Wolterz. Bien sûr Hans et Anke Wolterz étaient particulièrement attentifs à la relation de leur fille : Ana était encore lycéenne, un accident était bien vite arrivé.
Mais ils avaient décidé de faire confiance à la sagesse de leur enfant et au sens des responsabilités de Sacha. Les deux jeunes gens s’étaient montrés dignes de cette confiance, tant qu’ils l’avaient pu… Et puis un jour ils avaient cédé à leur désir mutuel, aussi effrayés et patauds l’un que l’autre, mais tout aussi déterminés. Leur histoire n’était pas une histoire sans lendemain : Ana était la femme de sa vie, Sacha était le prince de ses rêves. Ce jour-là, ces minutes-là, alors qu’ils se découvraient comme homme et femme, ils s’étaient engagés l’un à l’autre, devant l’éternité.
Et tandis qu’il la raccompagnait, doucement nichée contre son épaule, déjà il préparait dans sa tête les phrases à dire à leurs familles. Des phrases pour leur faire accepter un mariage qui, dans sa tête et dans son cœur, ne ferait que légitimer un lien qui déjà ne dépendait plus d’eux.
Ils étaient perdus dans leur monde, dans leur amour, dans ses sensations qu’ils venaient de découvrir. Aucun d’entre eux n’écoutait les bruits de la ville, les conversations des adultes, les propos alarmistes autour d’eux.
Il y avait eux et leur amour… le reste du monde n’était qu’accessoire.
- Tu es sûre que tu ne veux pas que je te raccompagne ? lui murmura-t-il alors qu’ils atteignaient le centre de la place, à cet endroit où ils avaient pris l’habitude de se dire au revoir quand ils rentraient chacun de leur côté.
- Oui… Tu pourras venir demain. Ce soir papa travaille… Il va rentrer tard. Et demain toi tu te lèves tôt.
- Mais ça m’est égal… Je voudrais leur parler… leur expliquer…
Elle avait posé ses doigts sur ses lèvres, en dessinant le contour d’un geste tendre.
- Non… Il faut être raisonnable.
- Raisonnable, répéta-t-il dans un petit rire. Tu crois que ce que nous venons de faire était raisonnable ?
Elle rougit, touchante dans sa pudeur, elle qui pourtant s’était donnée sans réserve, si belle et sauvage dans son inexpérience.
- Chut… Ne parle pas de ça.
- Tu regrettes ?
- Bien sûr que non. Mais… On ne parle pas de ces choses-là. Ce n’est pas bien.
- Par contre, on peut les faire, tenta-t-il de persifler.
Un instant il vit la lueur blessée dans son regard et il se traita d’imbécile. Il savait bien pourtant qu’ils évoluaient dans deux mondes différents, que tant de choses les séparaient, à commencer par le fait que si on trouvait normal qu’un homme jette sa gourme, une fille devait se garder pure pour le mariage. Hypocrisie ! pensait-il souvent. Mais Ana avait été élevée dans cet état d’esprit et il se devait de respecter ses réticences.
- Pardonne-moi… Je suis un idiot, dit-il. Je t’aime Ana. Je voudrais que tout soit clair et que tes parents sachent que je veux t’épouser, avoir des enfants de toi, passer ma vie à tes côtés.
- Cela peut attendre demain non ? Tu viendras manger demain soir. Papa sera plus enclin à t’écouter après une journée de repos. Et de toute façon il te faut parler à ta famille avant.
- Ma famille n’a rien à y voir.
- Bien sûr que si. Tu n’as que vingt ans.
- J’en aurais vingt et un dans deux mois !
- Et quand bien même tu en aurais dix de plus, ta famille compte pour toi, je le sais. Alors fais les choses dans le bon ordre.
Un nouveau sourire vint fleurir sur ses lèvres en pensant que le bon ordre avait été quelque peu chamboulé l’après-midi même, mais il cette fois il s’interdit de plaisanter à ce sujet.
- D’accord… Demain alors.
- Oui, demain.
Il grogna encore un peu, pour la forme, pour qu’elle accepte de déposer un baiser sur ses lèvres, en promesse de leur engagement futur. Il la retint un peu contre lui puis la laissa partir, sa robe légère volant dans la lumière du soir.
- A demain Ana…, cria-t-il tandis qu’elle s’éloignait.
Elle se retourna et son visage s’illumina de ce sourire qui faisait à chaque fois battre son cœur beaucoup plus vite.
- A demain Sacha !!!
- Ca va me paraître une éternité…, cria-t-il alors qu’elle disparaissait de l’autre côté de la place.
Seul son rire cristallin lui répondit, lui prouvant qu’elle avait entendu sa réflexion.
Le sourire aux lèvres, il se tourna à son tour, partant vers chez lui, la tête pleine de pensées heureuses. Le lendemain il irait trouver les Wolterz et leur demanderait officiellement la main de leur fille. En septembre il devait avoir une promotion dans l’entreprise où il travaillait : ce serait le moment idéal pour se marier. Il ferait encore doux et Ana serait magnifique dans sa robe de mariée immaculée.
Oui… le lendemain.
Mais le monde avait décidé qu’il n’y aurait pas de lendemain pour eux.
On était le 12 août 1961.
A leur réveil, le lendemain, des deux côtés de la Postdamer Platz, Ana et Sacha étaient séparés par un mur infranchissable qui s’éleva entre eux durant vingt-huit ans.
*****
- Mamie… mamie… j’ai soif !!!
La voix exigeante du bambin les arracha à ce passé si proche, les ramenant à leur présent, ce présent où ils se découvraient à l’aube de la vieillesse, la peau parcheminée, les cheveux blancs et le geste plus lent.
- Tiens mon chéri…
Avec la tendresse des grands-mères, elle tendit au gamin un gobelet de jus de fruits qu’il avala d’un trait avant de saisir d’une main preste les biscuits qu’elle lui proposait et de retourner à toutes jambes vers ses compagnons de jeu.
- Ton petit fils ? lui demanda-t-il bien inutilement, tant c’était évident, mais juste pour trouver des mots qui combleraient ces années loin l’un de l’autre.
- Oui… Frédérik. Et j’ai trois autres petits enfants : deux plus âgés et une plus jeune, sa petite sœur Maya…
- Alors tu t’es mariée… Tu as fait ta vie…
Bien sûr. Que croyait-il ? Qu’elle se serait laissée mourir de chagrin comme elle en avait eu d’abord l’envie ? Mais le destin ne le lui avait pas permis, le destin et cette vie nouvelle qu’elle avait découvert deux mois après le blocage de la frontière. Un enfant de Sacha, un enfant qui n’avait rien demandé à personne et qui se foutait de savoir s’il vivrait en RDA ou en RFA.
Ses parents l’avaient mariée à Peter, très vite. Le temps n’était pas à l’attendrissement. Un rideau de fer s’était abattu sur eux et ils devaient apprendre à survivre dans les règles.
Elle n’avait pas été malheureuse avec Peter. Il avait élevé Anke comme sa propre fille, ne faisant pas de différence entre elle et les trois fils qu’elle lui avait donnés ensuite. Dans ce monde étriqué et frileux, ils avaient vécu un bonheur à la mesure de ce qu’ils pouvaient espérer : une vie sans éclat mais sans ennuis, un petit appartement sans joie mais à eux, une voiture et, plus tard, quelques voyages de l’autre côté de ce mur, sans jamais avoir la tentation de le franchir.
Peter était mort trois mois avant la chute tant médiatisée, rongé par un cancer. Et depuis elle était restée dans leur appartement, trop habituée à sa vie figée pour penser à la bousculer.
Sacha avait la même histoire à raconter. Son Peter s’appelait Martha : une brave femme qui n’avait pour défaut que de n’être pas Ana. Elle n’avait vécu que le temps de lui donner deux enfants qu’il avait dû élever seul, ne se souciant pas de refaire sa vie comme on l’en pressait de tous côtés. Il avait essayé et il avait été presque heureux avec Martha. Mais déjà ce qu’il avait connu avec elle n’était qu’un pâle succédané de ce qu’il avait vécu avec Ana. Alors avec une autre, devrait-il encore descendre d’un cran sur l’échelle du bonheur ? Vivre un bonheur médiocre et étriqué ? Non… Il avait ses enfants : Rodolphe et Ana… la petite Ana qui ne ressemblait en rien à celle qu’il avait connue mais qui lui rendait autant d’amour qu’il lui en donnait. Et ils étaient ce qui le rapprochait le plus de cette vie qu’il avait rêvée. Alors il s’était lui aussi enfermée dans une existence un peu monotone, un peu égoïste, centrée sur ses deux enfants maintenant adultes et vivant leur vie, qui lui avaient donné quatre petits enfants qu’il voyait de loin en loin.
*****
Deux vies s’étaient construites de chaque côté de la place, dans deux pays tellement différents et tellement proches. Et quand, au matin du 10 novembre, on avait de nouveau pu traverser la Postdamer Platz, chacun d’eux était venu, espérant sans y croire. Dans la cohue venue de tout le pays et d’ailleurs, ils ne pouvaient pas se croiser : ça aurait été un miracle, et ils ne croyaient plus aux miracles.
Et les années avaient passé, apportant leur lot de bons et de mauvais jours. Ils étaient entrés dans des habitudes, entrés petit à petit dans l’automne, n’attendant plus grand-chose, ne rêvant plus beaucoup…
Pourtant, chaque printemps, à cette date où, dans la cohue, leurs cœurs s’étaient reconnus, ils venaient baguenauder sur la Postdamer Platz, riant, chacun pour soi de cet espoir insensé qui dirigeait leurs pas ce jour-là et ne pouvant pourtant pas se soustraire à ce devoir de mémoire.
Et aujourd’hui… Quarante ans venaient de s’envoler d’un seul coup et ils se retrouvaient, les yeux dans les yeux, la main dans la main, voyant au-delà des rides et des corps appesantis la rieuse adolescente de dix-sept ans et le fringant jeune homme de vingt ans, et leurs cœurs s’étaient remis à battre comme à cette époque, tandis qu’ils occultaient le monde autour d’eux.
Le monde qui pourtant se rappela à leur souvenir par les larmes du petit Frédérik qui commençait à trouver le temps long et sa mamie bien oublieuse.
Elle le remit dans sa poussette puis se tourna vers Sacha :
- Il faut que je rentre, sa mère va s’inquiéter. Mais…
Elle sembla hésiter un moment. Cela paraissait si stupide de faire des projets à leur âge, si puéril d’imaginer recommencer une histoire. Et pourtant elle ne pouvait pas le laisser repartir maintenant. Ce fut lui qui termina la phrase qu’elle n’osait achever :
- On se retrouve demain, ici… J’ai encore tant de choses à te dire.
- D’accord. Demain Frédérik va à la crèche. Nous aurons tout le temps de parler.
- A demain alors…
- A demain…
Elle se détourna et commença à marcher vers le bloc d’immeubles où elle habitait. Et soudain il fut là, à ses côtés, calquant son pas sur le sien et mettant une main possessive sur celle qu’elle avait posée sur le guidon de la poussette. Elle le regarda, étonnée :
- Que fais-tu ?
- Je t’accompagne. Parce que je ne veux pas attendre demain. Demain, c’est dans une éternité.
Elle ne répondit pas et ils continuèrent leur route, sachant qu’à l’automne de leur vie, ils avaient la chance de vivre un nouveau printemps.
FIN