Chapitre 6
-Papy, tu te sens bien ?
-Oui
-Tu es fatigué ?
-Non
Albert ne la regardait pas, il répondait tel un automate mais était toujours plongé dans ses souvenirs, dans cette vie imaginaire avec Charles qui aurait pu être réelle, s'il n'était pas tombé dans les bras de Madeleine, un soir de plus grande détresse qu'un autre. Bien sûr, il avait été heureux, il avait été ravi quand elle lui avait annoncé être enceinte, il avait assumé ses responsabilités et était devenu un père comblé quand il avait tenu sa fille dans ses bras pour la première fois. La complicité et la tendresse qui l'unissaient à Madeleine s'étaient muées petit à petit en véritable amour et il n'avait pas une seule seconde imaginé sa vie sans elle..............jusqu'à aujourd'hui. Se dire qu'il aurait pu partager cette vie avec son grand amour disparu, lui vrillait le coeur.
-A quel âge est-il mort ?
-Euh..........il............Il est en vie mais il est très malade, il ne quittera plus son lit d'hôpital.
-Il est vivant ...............Je veux le voir.
Albert s'était levé avec une rapidité que sa petite-fille ne lui avait plus vue depuis bien des années.
-Tu iras le voir mais pas maintenant papy. Demain si tu veux.
-Non pas demain. Je ne resterai plus un jour de plus sans le voir............Emmenez-moi le voir.
-Mais papy, tu ne l'as plus vu depuis soixante ans, ça ne vient plus à un jour.
-Un jour à mon âge, c'est important parce qu'on est jamais sûr de voir le prochain.........S'il vous plait jeune homme, emmenez-moi à lui.
-Très bien.............Vous êtes d'accord Vanessa ?
-Je........Oui mais je viens avec vous aussi.
-Très bien.
Tout le monde se leva et prit donc la route vers l'hôpital où Charles se trouvait. Romain commençait à se demander s'il avait bien fait. Comment réagirait-il en le voyant ?
Quand ils arrivèrent, Romain laissa Jérôme en arrière avec Albert et sa famille et courut vers la chambre de Charles. Il devait le préparer, lui annoncer.
-Pépère !
-Romain, tu pourrais rentrer plus calmement.
-Excuse-moi maman. Tu pourrais sortir ?
-Mais qu'est-ce qui te prend ? Pourquoi je sortirais ?
-Parce qu'il faut que je parle à pépère.........Comment il va aujourd'hui ?
-Un peu mieux
-De quoi dois-tu me parler ?
Romain souffla déjà de soulagement. Contrairement à hier, il parlait, il pourrait donc échanger des mots avec Albert.
-Il y a quelqu'un qui arrive pour te voir.
-Qui ?
-Quelqu'un que tu n'as plus vu depuis longtemps..............Albert
C'est comme si une décharge avait traversé le corps de Charles lui redonnant un semblant de vigueur. Ses yeux s'ouvrirent comme des soucoupes.
-Mais qu'est-ce que tu racontes ?
-Je l'ai retrouvé. Il se souvient tout comme toi. Il te croyait mort à la guerre c'est pour ça que..............enfin qu'il y a eu Madeleine.
-Oh mon Dieu.
-Qui c'est cet Albert ?
-Disons que c'est un vieil ami de pépère, je t'expliquerai dans le couloir. On va les laisser tous les deux.
La porte venait en effet de s'ouvrir et le vieil homme s'avançait d'un pas hésitant vers le lit de Charles. Leurs regards s'étaient instantanément croisés et ne s'étaient plus lâchés. Cela faisait longtemps que des sillons s'étaient creusés partout sur leur peau et avaient peu à peu fait disparaître leur visage d'antan mais si leurs yeux ne pouvaient plus s'identifier, leurs coeurs s'étaient directement reconnus. Ils ne voyaient plus les gens autour d'eux, ils étaient dans leur bulle, s'observant, se disant des tas de choses en silence que les mots n'auraient pu correctement exprimer.
Romain poussa tout le monde dehors afin de laisser les deux hommes en tête à tête.
-Albert, tu n'as pas changé
-Oh toi non plus, tu es toujours aussi menteur dans tes flatteries..................Je t'ai cru mort
-Je sais
-Si j'avais su, je..........
-Oh ne regrette pas quelque chose que tu ne peux pas changer. J'ai eu une belle vie, toi non ?
-Si bien plus belle que beaucoup de gens
-Alors nous n'avons rien à regretter...............Tu as vu Romain ?
-Oui, c'est ton portrait craché
-Oh il est bien plus beau que moi............Et Jérôme tu l'as vu ?
-C'est l'homme qui était là aussi ?
-Oui............Ils sont fiancés. Ils vont se marier. Tu te rends compte à quel point je peux être heureux. Ce que la vie nous a interdit, elle va le donner à mon petit-fils...........C'est merveilleux tu ne trouves pas ?
-Oui
Le silence retomba mais leur conversation via leur regard continua et lorsque Vanessa, son mari, Romain et Jérôme revinrent dans la chambre, Albert refusa de s'en aller. Le vieil homme utilisa ses dernières forces pour exiger qu'on l'autorise à rester la nuit auprès de Charles.
Vanessa finit par céder et s'apprêta à aller demander s'il y avait moyen de mettre un second lit dans la chambre mais Albert refusa, le fauteuil lui conviendrait parfaitement. Un lit serait trop éloigné de son bien aimé. Il ne voulait plus lui lâcher la main.
Quand ils se regardaient, ils ne voyaient pas des vieillards mais les jeunes hommes plein de vigueur qu'ils étaient soixante ans plus tôt. Le contact de la peau de leurs mains leur rappelait le contact de tout leurs corps lorsqu'ils s'aimaient passionnément à l'abri des regards.
Le destin leur avait joué bien des tours, il les avait fait tomber amoureux pour les séparer six mois plus tard mais voilà qu'après soixante ans, il les réunissait de nouveau. A présent, plus rien ne les séparerait, même le destin. Il n'en aurait plus le temps.
Le matin, l'infirmière découvrit les deux hommes toujours main dans la main. Aucun d'eux ne respirait plus mais leur visage semblait apaisé. Ils étaient partis sans souffrir et un sourire dessinés sur les lèvres.
Quand le téléphone de Romain sonna, il n'eut pas besoin de décrocher, il savait. Il l'avait senti. Il s'était réveillé en pleine nuit sans raison et il avait eu l'impression d'un courant d'air dans sa chambre.
Après avoir annoncé la mort de son grand-père à Jérôme, il se blottit dans ses bras et laissa couler ses larmes en silence.
-Je lui avais promis de ne pas pleurer. J'essaie mais j'y arrive pas. J'espère qu'il ne m'en voudra pas.
-Bien sûr que non
-Il est parti heureux. Ils sont partis tous les deux heureux.
-Oui et c'est à toi qu'ils le doivent. Et maintenant, ils seront réunis à tout jamais
-Pourquoi ils n'ont pas eu quelques jours supplémentaires ? C'est pas juste. Ils avaient l'air bien quand on les a quittés.
-Ils étaient bien, mais leurs vies à tous les deux étaient en sursis. Peut-être qu'au fond, ils tenaient le coup, juste pour que tu aies le temps de les réunir à nouveau et qu'ils puissent partir ensemble. Je suis sûr que ni l'un ni l'autre, n'aurait voulu une autre mort.
-Il va me manquer.
-Je sais mon coeur, mais n'oublie pas qu'on ne meurt qu'à partir du moment où on est oublié. Lui ne le sera jamais tant qu'on sera là.
***
Fin du flash-back***
Retour à l'été 2014Romain et Jérôme étaient dans leur salon avec leur fils à deux pas d'eux. Jérôme accrochait un cadre en suivant les indications de son mari.
-Plus à gauche, relève, non descends ! C'est bon, ne bouge plus.
Jérôme termina de suspendre le cadre et rejoignit Romain pour voir ce que cela donnait.
-C'est pas mal hein ?
-C'est plus que pas mal c'est parfait.
Dans les cadres des photos jaunies de Charles et Albert surplombaient des photos flamboyantes de Romain, Jérôme et Raphaël. Deux époques, deux destinées différentes pour un amour profond et sincère que rien et surtout pas le temps n'aurait pu altérer.
FIN