Merci Cat' et Louz'...
Revenons au présent:
Chapitre 22 : Ne pas baisser les bras
Avril 2006 – 7 h 05 : Big Bear MontainCharlie inspira profondément, regarda son frère puis affirma :
- Tu as raison ! Je dois être capable d’y arriver !
- Voilà… C’est comme ça que j’aime mon petit frère : indomptable et conquérant… Sauf, évidemment, si c’est moi qui suis en face de lui, sourit Don, réussissant cette fois-ci à recueillir un sourire en retour où la gratitude et l’amusement se mêlaient.
- Bon… J’y vais alors…, reprit le mathématicien. Donnie…, ajouta-t-il d’une voix un peu tremblante, ça risque de faire mal.
- Je sais… T’inquiète… Je vais tenir le coup.
Bien sûr qu’il allait tenir ! pensa le plus jeune. Ne serait-ce que pour le ménager, lui ! Il serra la main de son frère en lui adressant un sourire un peu crispé puis entreprit de fixer le cric selon les conclusions apportées par ses calculs. Cela dura quelques minutes durant lesquelles il s’efforça de fermer ses oreilles et de blinder son cœur aux gémissements étouffés qui lui parvenaient par intermittence. Visiblement son aîné souffrait le martyre et s’efforçait de retenir ses manifestations de douleur pour ne pas le détourner de sa tâche. Abandonner maintenant ce serait lui avoir fait mal pour rien, s’encourageait le mathématicien en continuant sa tâche ingrate, malgré les larmes qui lui brûlaient les paupières. Enfin il se redressa, estimant que son dispositif était assez solide pour entame la délicate manœuvre qui permettrait de dégager les deux jambes.
Il se retourna vers son frère, ne s’étonnant pas de le voir encore plus pâle que quelques minutes auparavant, le visage couvert d’une sueur malsaine et les yeux obscurcis par la douleur :
- Attends… Je vais te donner à boire, déclara-t-il.
- Non Charlie ! Qu’on en finisse maintenant ! ordonna Don, et le plus jeune comprit que son frère avait mal et qu’il appréhendait plus de douleur encore.
Ils savaient bien, l’un comme l’autre, que l’afflux de sang dans le membre ankylosé allait entraîner une douleur terrible ! Don avait raison, il fallait agir au plus vite : inutile de faire traîner les choses et d’accroître la douleur par anticipation.
- D’accord. J’y vais, dit-il d’une voix tendue.
Alors qu’il se détournait, la main valide de Don agrippa son bras :
- Charlie…
- Quoi ?
- Tu dois me promettre de ne pas abandonner frangin ! Tu vas au bout ! Tu me vires ce putain de rocher, quoi que je dise ou que je fasse !
- Bien sûr… Je vais…
- Non Charlie ! Je veux ta promesse ! Même si je hurle, même si je te dis des trucs… Tu n’arrêtes pas ! Tu vas jusqu’au bout !
Charlie comprit alors l’inquiétude de son frère : que dans l’excès de souffrance il le supplie d’abandonner la procédure, qu’il l’insulte ou lui dise des choses qu’il ne pensait pas vraiment. Son cœur se serra à cette éventualité : serait-il vraiment capable de laisser souffrir son frère, de se blinder jusqu’à ce qu’il l’ait dégagé ? Oui, il le devait ! A tout prix ! Alors il prit de nouveau une profonde inspiration et il planta ses yeux dans ceux de son frère pour donner du poids à ses mots :
- Je te le promets Donnie.
Don se laissa alors aller en arrière avec un soupir de soulagement en murmurant :
- Merci Charlie. Vas-y maintenant.
Charlie se mordit la lèvre, puis il se retourna vers le rocher et commença à actionner le cric en murmurant :
- Je t’aime Donnie.
Du reste, il ne garda pas vraiment de souvenir. Au fur et à mesure que l’outil soulevait la masse rocheuse, les gémissements de Don prirent de l’ampleur jusqu’à devenir un hurlement de souffrance qui se répercuta sur les parois des montagnes environnantes au moment où le rocher bascula. Charlie resta un instant interdit, regardant alternativement la masse qui avait roulé à deux mètres et la jambe, enfoncée dans un lit de boue, qui lui avait vraisemblablement permis de n’être pas impitoyablement écrasée, pliée à un angle étrange, avant de s’exclamer :
- Donnie ! J’ai réussi ! Ca y est ! Tu es libre !
Il se retourna vers son frère et s’aperçut alors que celui-ci avait perdu connaissance ! Affolé, il chercha une impulsion au cou, poussant un profond soupir de soulagement quand il la perçut, un peu faible mais régulière. Un instant il envisagea de ranimer son aîné, puis il se fit la réflexion qu’il devait maintenant soigner la jambe et que c’était mieux si Don était inconscient durant cette opération.
Retenant à la fois la nausée et les larmes, il se pencha sur le membre blessé et découpa le tissu du jean avant de couper les lacets pour enlever la chaussure. Du genou à la cheville, la jambe était profondément meurtrie, le plus impressionnant étant la déformation qui prouvait sans doute possible la fracture des deux os dont l’un passait à travers les chairs déchirées, provoquant le saignement qu’il avait décelé. Heureusement, même s’il était abondant, il n’était pas saccadé, prouvant par là-même que l’artère n’était pas touchée. Il fallait cependant tout faire pour arrêter la perte sanguine et replacer le membre dans l’alignement, ce que s’empressa de faire le mathématicien, remerciant le ciel que son frère soit inconscient : il n’aurait jamais pu lui occasionner une telle douleur autrement. Finalement il réussit à aligner le membre, posa le coussin hémostatique et appliqua une pression jusqu’à ce que le saignement diminue de manière significative. Ensuite, il se saisit des bandages et des attelles qu’il avait repérés dans le sac et entreprit d’immobiliser au mieux le membre blessé. Une fois la jambe droite soignée, il s’occupa de l’autre, très écorchée, enflée, préférant l’immobiliser aussi au cas où il y aurait une fracture qu’il était inutile de risquer de déplacer. Don n’ayant toujours pas repris conscience, il utilisa les derniers pansements pour maintenir son bras contre son torse et protéger la plaie du front.
Après cela, épuisé, il laissa enfin libre court à la nausée et, s’écartant de quelques mètres, il vomit son dégoût, sa peur et sa propre douleur en longs spasmes incoercibles. Puis il se secoua : il n’avait ni le temps ni le droit de s’abandonner. Don avait besoin de lui.
Il claudiqua vers son frère, se penchant pour vérifier ses constantes : son pouls restait stable et sa respiration était régulière. Mais sa peau lui apparut plus froide qu’auparavant. Bien sûr : lui bougeait depuis environ soixante-dix minutes qu’il était réveillé, mais Don restait immobile et, même si la pluie ne tombait plus, la température était d’environ 6°, ce qui représentait la température moyenne de saison pour Big Bear, mais n’arrangeait pas leurs affaires !
Faisant taire la douleur de sa jambe blessée, il s’appuya sur sa béquille de fortune et entreprit de ramasser des pierres. Bénissant son expérience de randonneur, il dégagea très vite un espace qu’il entoura de sa récolte, puis, après plusieurs voyages qui le laissèrent épuisé, il parvint à amasser une provision suffisante de brindilles et petit bois ainsi que quelques gros morceaux vraisemblablement arrachés par la chute de la voiture, qui lui permettraient d’entretenir le feu qu’il avait idéalement placé pour qu’il les réchauffe sans pour autant les enfumer. Ensuite, en prévision d’un retour de la pluie, il arrangea la toile imperméable au-dessus de leur campement de fortune, englobant le foyer, juste à la limite de la toile, de manière à ce que la fumée s’échappe tout de même mais à ce que le feu ne soit pas noyé par la pluie. Il était bien conscient toutefois que si se remettaient à tomber les trombes de la veille, il ne pourrait rien faire et que leur abri précaire ne leur serait d’aucune utilité. Il ne lui restait plus qu’à prier que le ciel ait déversé alors toute l’eau qu’il avait en stock et qu’on les retrouve avant le prochain grain.
Avril 2006 - Big Bear Montain : 7 h 50Une fois son travail terminé, il revint auprès de Don, s’inquiétant qu’il n’ait toujours pas repris connaissance. Le feu commençait à crépiter et à diffuser une chaleur qui ramenait un peu de souplesse dans ses membres roides et douloureux. Il étendit les pulls trempés, espérant qu’ainsi ils sècheraient plus vite, puis il se pencha sur son frère, tapotant son visage :
- Don… Donnie… Réveille-toi frangin.
Il fallut de longues minutes pour qu’enfin son frère ouvre des yeux ombrés par la douleur mais lucides, ce qui le réconforta quelque peu. Et ce qui le rasséréna plus encore ce fut les compliments que ne lui comptât pas son aîné en observant les efforts déployés par le professeur pour améliorer leur condition. C’était tellement bon d’avoir l’impression d’être utile à quelque chose !
Il installa confortablement son frère, le calant contre son torse, puis amena à lui la boîte de sandwiches :
- Tiens, il faut manger, dit-il.
- Charlie, je n’ai pas faim !
- Mais tu dois manger Donnie. Il faut que tu tiennes le coup !
- T’inquiète, je n’ai nullement l’intention de baisser les bras ! Je ne l’ai jamais fait, je ne vais pas commencer aujourd’hui.
Le silence de son frère à cette affirmation, là où il attendait un assentiment plein et entier, le fit se redresser et se retourner légèrement, tandis qu’il cherchait le regard de son cadet.
- A quoi tu penses Charlie ?
- A ce que tu viens de dire. Ce n’est pas complètement vrai.
- De quoi tu parles ?
- De ce qui s’est passé l’année de tes treize ans… Quand je suis tombé dans l’escalier, finit par lâcher le plus jeune.
Don se replongea instantanément dans ses souvenirs : son réveil à l’hôpital, sa mère qui pleurait en le serrant dans ses bras, son père décomposé qui l’étreignait à son tour, leurs voix bouleversées qui lui demandaient pardon, l’assuraient qu’ils l’aimaient, qu’ils n’y arriveraient pas sans lui. Il se souvenait s’être inquiété de Charlie, rassuré qu’il aille bien, ce qu’il avait vite constaté quand son petit frère était venu le voir dans la chambre où il était resté trois jours avant de pouvoir rentrer chez lui. Il se remémorait ses entretiens avec le psychologue, l’assistante sociale, l’officier de police… à chacun il avait redit qu’il ne recommencerait pas, qu’il ne savait pas vraiment ce qui lui était passé par la tête, il avait répété il ne savait combien de fois que non il n’était pas maltraité, non il n’était pas négligé, non il n’était pas malheureux dans sa famille. Soudain il prenait conscience de la portée de son geste : il aurait pu ne plus être là et ses parents auraient eu infiniment plus d’ennuis qu’ils n’en avaient déjà, par sa faute ! Son père qui avait dû s’éloigner le temps de l’enquête, sinon lui et Charlie n’auraient pas été autorisés à rentrer chez eux, sa mère tellement bouleversée qui avait du mal à le quitter des yeux et cette culpabilité dans les yeux de chacun, y compris ceux de Charlie… ah oui certes, il avait fait du beau travail en prenant ces pilules ! Et le jour où enfin la famille avait été réunie, où un grand repas de fête avait marqué la fin de l’épreuve, il s’était juré que plus jamais il ne ferait subir ça aux siens ! Il avait alors rangé cet épisode dans un coin de sa tête au rayon « bêtises d’ado » et ne l’avait plus jamais déterré depuis.
Et à cet instant, il comprenait que Charlie, lui, n’avait pas vraiment tourné la page. Il y avait tellement longtemps maintenant que cet épisode le hantait. Plusieurs fois déjà il aurait aimé en parler avec son frère, savoir ce qu’il en était exactement, tenter de se débarrasser de ce sentiment de culpabilité qui le poursuivait depuis ce jour. Mais ça n’avait jamais été le bon moment. Et là, d’un seul coup, peut-être à cause de cette proximité qu’ils avaient si rarement eue, il trouvait enfin le courage, ou l’inconscience, d’aborder les choses. Parce que qui savait ce que pourrait engendrer un retour dans cette période douloureuse où, par son attitude égoïste, il avait poussé son frère à ce geste ? En tout cas, une chose était sûre : il n’aurait jamais pensé que le « bon moment » serait un moment comme celui-ci.
Il sentit Don se raidir contre lui et un instant il se dit que, comme à son habitude, celui-ci allait détourner la conversation. Pourtant il se trompait.
Don sentit combien c’était important pour lui, combien cela empoisonnait sa vie depuis si longtemps et qu’il était temps de crever cet abcès, de lui faire comprendre qu’à treize ans, il avait, un moment, juste un petit moment, voulu s’en aller parce qu’il se sentait coupable, mais aussi qu’il avait l’impression d’être un vilain petit canard qui n’arriverait jamais à rien. Mais lui, Charlie, n’était pour rien dans tout ça, il devait s’en convaincre.
- Si je n’avais pas menti…
- Charlie ! Tu avais huit ans !
- Ce n’est pas une excuse !
- D’accord ! Tu étais un génie stupide ! C’est mieux comme excuse ?
- Sincèrement, tu ne m’en veux pas ?
- Ca fait vingt-cinq ans Charlie ! Il y a prescription tu ne crois pas ?
Charlie laissa passer quelques secondes avant de poser la question, celle qui était vraiment le fond du problème :
- Est-ce que ça t’est arrivé à d’autres occasions ?
- Quoi ? De quoi tu parles ?
- De ça… de vouloir… Tu sais, je connais les statistiques. Les membres des forces de l’ordre ont deux fois plus de chance de se suicider que le reste de la population.
- Autrement dit, tu veux savoir si j’ai déjà pensé à en finir ? demanda Don d’une voix que son frère jugea un peu tendue.
- Ben…
D’un seul coup il se demandait s’il n’avait pas tort d’aborder ce sujet. Et si Donnie lui disait que ça lui était arrivé d’autres fois, que ça lui arrivait encore ? Comment pourrait-il vivre avec ça ? Il s’inquiétait déjà à cause de la profession de son frère, de ce que les autres pourraient lui faire. Comment pourrait-il gérer la crainte de ce que Don pourrait faire à Don ?
- Charlie, regarde-moi, ordonna son aîné.
Le mathématicien se déplaça, de manière à faire face à son frère et celui-ci posa sa main valide sur son épaule, rivant ses prunelles aux siennes afin qu’il y lise la sincérité de sa déclaration :
- Jamais Charlie… Jamais plus je n’ai eu cette pulsion. Même lorsque les choses vont mal, même lorsque je suis découragé, que j’ai l’impression qu’il n’y a pas d’issue, jamais je ne pense à me suicider. Ce serait abandonner et je n’ai pas envie d’abandonner.
- Vraiment ?
- Vraiment ! Et puis il y a papa et toi… Que feriez-vous sans moi ? plaisanta-t-il pour couper court à l’émotion qui les étreignait.
- Non mais écoutez-moi ce gros vantard ! Comme si nous étions incapables de nous en sortir sans toi ! répliqua Charlie du tac au tac, sentant un poids immense s’enlever de sa poitrine.
- Exactement. Sans moi vous êtes perdus d’avance, insista le plus âgé !
Il croyait que son cadet allait lui répondre par une plaisanterie, mais Charlie lui prit la main et la serra en murmurant d’une voix convaincue :
- C’est vrai. Je ne sais pas ce que nous deviendrions sans toi Donnie.
Emu, Don lui retira sa main, un peu trop brusquement et il gémit, ce qui conduisit automatiquement Charlie à le reprendre contre lui, l’apaisant d’une caresse dans les cheveux avant d’en revenir à sa préoccupation première :
- Il faut que tu manges ! Tu dois garder tes forces !
- Je croirais entendre papa ! gémit son frère.
- Et bien, il n’a pas que tort ! répliqua Charlie.
- Je suis sûr qu’il serait ravi d’entendre cette phrase !
- Ne va surtout pas la lui répéter ! feignit de s’inquiéter le plus jeune.
- Ca dépend…
- De quoi ?
- De ce que tu me donneras en échange.
- Dans un premier temps je vais te donner un sandwich, ensuite on verra, en profita pour réattaquer le mathématicien.
- Charlie…, geignit Don.
- S’il te plaît, fais un effort, pour moi…
Charlie était conscient d’utiliser le chantage, mais il était prêt à tout pour obliger son frère à se sustenter. Finalement il parvint à lui faire avaler quelques bouchées qu’il arrachait au sandwich avant de lui donner. Puis il le fit boire et, sur l’insistance de son aîné, il finit la nourriture, Don arguant, avec raison, qu’il devait lui aussi garder ses forces et sans doute plus encore que lui-même.
Ensuite il examina les pansements, s’inquiétant de voir les taches de sang sur ceux de la jambe droite et du front s’étaler petit à petit. Le teint de son frère avait encore pâli et son pouls lui semblait un peu plus faible. Nerveusement il jeta un coup d’œil à sa montre : 8 h 35 ! Mais que faisaient les secours ?
- Ils vont arriver, t’inquiète, murmura Don d’une voix lasse alors qu’il venait se glisser de nouveau contre lui, après avoir réalimenté le feu, les enveloppant tous les deux dans la couverture afin de le garder au chaud au maximum.
- Depuis quand tu lis dans mes pensées ? tenta-t-il de plaisanter, même si le cœur n’y était pas.
- Depuis toujours Chuck, rétorqua Don, sans parvenir cette fois plus que les autres à le faire réagir à cette appellation.
Il se passa quelques instants puis l’agent reprit d’une voix ensommeillée :
- Tu sais, tu avais raison finalement.
- De quoi tu parles ?
- Cette série… Avec un prof de maths qui aurait aidé son frère… Ca marche réellement.
Durant quelques secondes le mathématicien se demanda de quoi parlait son frère, posant sa main sur son front pour vérifier si la fièvre le faisait délirer, s’inquiétant qu’il soit en train de sombrer petit à petit dans des hallucinations. Et puis il se souvint de cette soirée, vingt-trois ans plus tôt.
(à suivre)